Intelligence

Le cyberpunk est un genre de la science-fiction très apparenté à la dystopie, mettant en scène un futur proche, avec une société technologiquement avancée, lugubre, empreinte de violence et de pessimisme.
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Monsieur Dole
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Enregistré le : 01 déc. 2019, 14:01

Intelligence

Message par Monsieur Dole »

« Synchronisez. »

Cinq bras se lèvent, et cinq doigts appuient en même temps sur les bracelets collés à nos poignets.

***

Analyse des capteurs de Santé en cours…
Évaluation…
– Sabre 1-1 : LTN. Hans Schneider
////////// - 100 %

– Sabre 1-2 : ADC. Dario Speranza
////////// - 100 %

– Sabre 1-3 : SCH. Pío Acebes
////////// - 100 %

– Sabre 1-4 : CCH. Jacek Waszczykowski
////////// - 100 %

– Sabre 1-5 : « Agent Luciole »
////////// – 0 % ALERTE ÉTAT CRITIQUE


***

Quatre paires d’yeux se tournent vers moi. Quatre hommes armés, gilets pare-balles au-dessus de leurs sweatshirts et hoodies à capuches, jambières métalliques au-dessus de blue jeans et de joggings, cagoules passe-montagne camouflant le visage. Quatre gaillards tout étonnés de la soudaine alerte dans l’oreillette de leur Module de Combat Intégré.
C’est le sergent-chef Acebes qui ricane le premier :

« Bah alors, Luciole, on vérifie pas son matériel avant de partir en mission ?
– Superviseur, dit soudain le lieutenant Schneider en changeant de fréquence, une main sur son oreillette. On a un problème technique ici.
Scheiße… Grommelle une voix métallique d’un homme qui a la chance de nous surveiller à quatre milliers de kilomètres d’ici. Très bien… Attendez un instant. Je règle ça.
– On est en train de laisser passer notre fenêtre mon lieutenant, se plaint l’adjudant Dario, beaucoup trop anxieux pour son bien.
– Du calme. Il nous reste encore cent-quatre-vingt secondes, au moins.
Là, ça devrait aller mieux?

***

Analyse des capteurs de Santé en cours…
Évaluation…
– Sabre 1-5 : « Agent Luciole »
////////// - 100 %


***

« C’est parfait, superviseur.
Gott mit uns… Très bien… Préparez-vous à l’exécution.
– Faut vraiment qu’on arrête d’acheter Chinois, ricane Acebes.
– Fait gaffe avec ce genre de propos.
Tu sais bien qu’on nous écoute. »


Bizarrement, cela ne fait qu’agrandir encore plus le sourire d’Acebes. Il prend trop la confiance – c’est vrai, il y a du beau monde qui nous écoute. Des coordinateurs du renseignement, c’est certain ; Mon supérieur direct, surtout. L’EurIntFor est trop récente, on a beaucoup à prouver. Aujourd’hui n’est vraiment pas un jour pour merder.

« Cargo toujours en route ?
– Il sera sur votre ATH dans trente secondes.
– Trente secondes…
– Démarrez les moteurs. »

On s’est trouvés l’endroit parfait pour se poster : Une espèce d’ouverture en travaux sur l’autoroute, avec de la caillasse et un début de forêt. On est en pleine nuit, alors personne n’est là pour bosser, pas même les machines automatisées : On est à l’entrée de Baltimore, et ça va faire quatre jours que la ville tourne au ralentis, la faute à une grève géante et à des émeutes. Ça brûle dans le centre-ville, alors personne en a rien à foutre de ce qui se passe sur l’autoroute. Pourtant ça continue de circuler. Des tas de voitures et des camions de fret qui vont à pleine vitesse. C’est assez impressionnant à voir, d’ailleurs : Sur les autoroutes européennes on a plus que des véhicules automatisés et électriques qui empruntent les routes, et encore, c’est devenu rare, on préfère mettre des trains partout. Ici, aux States ? L’automobile existe encore. À côté des Teslas flambant neuves, on croise encore pas mal de vieilles Ford et Chevrolet à essence. Tant que le Canada continue de faire de la fracture hydraulique, les ricains continueront de cramer du pétrole. Ensuite ? Bah ensuite la guerre civile. On y est presque.
On a pas échappé à la règle. On est censés être incognito. Waszczykowski et Speranza sont tous les deux sur des motos, des grosses cylindrées 1000cc, tandis que moi et les deux autres on est embarqués dans un SUV Suzuki, dont on a renforcé à la va-vite le pare-choc et les vitres. Que des véhicules volés, modifiés et achetés à des « gitans », du moins ces gitans ricains qui se sont mis à apparaître quand Walmart et Amazon se sont amusés à petit à petit tuer toutes les villes rurales américaines, et que l’exploitation du gaz de schiste a ruiné les eaux et les sols de chez eux. Hé, au moins, on a bien utilisé le budget du contribuable européen : Il semblerait que c’est la seule chose qu’on ait encore pour nous, sur le Vieux Continent, notre monnaie. On a bien fait d’empiler des réserves d’or pendant des décennies.

« Cinq secondes.
Il est affiché sur votre ATH, c’est à vous.
– Jésus, Marie, Joseph, protégez-nous. »

C’est Acebes qui est derrière le volant. Il a sorti son crucifix d’autour de son cou, et l’a posé sur le rétro’ avant, pour l’embrasser du bout de ses lèvres. Sa soudaine profession de foi me met passablement mal à l’aise, sur la banquette arrière, mais j’ose rien dire.
Je suis entourée de quatre gros cathos. Difficile de progresser dans l’armée sans être un gros catho de nos jours, c’est devenu une condition aussi importante que celle de parler français. J’ai de mauvais souvenirs avec ces gens-là.

Sur mon ATH, grâce à la puce qu’on a collé à ma rétine, je vois un petit point vert se déplacer. Le camion qu’on est censés péta. Un automatisé. On suit le cargo qui a été embarqué depuis maintenant six semaines, quand le Guoanbu l’a marqué comme colis suspect sorti d’une entreprise Japonaise. Ah les Chinois et les Japonais, une grosse histoire de haine : Sauf que ça a suffisamment chauffé les oreilles de l’EurIntFor pour qu’on nous dise qu’il faut le tagger. Il s’est retrouvé à débarquer à Long Beach, côte ouest des yankees, et a fait un sacré bout de chemin, durant lequel on l’a pas lâché grâce au réseau satellitaire Chinetoque. Le Guoanbu nous a fait un gros cadeau sur ce coup là, on apprécie : On pense que c’est de la haute-technologie qui peut intéresser les entreprises du Pacte de Hambantota.
On est partis en avion de Saint-Pierre-et-Miquelon. C’est super sympa Saint-Pierre-et-Miquelon : Un tendre trou paumé de sept mille habitants, la présence militaire européenne c’est genre trente gendarmes qu’on a embêté en faisant les cons, ivre morts, y a trois semaines – mais il faut avouer, la cuite c’est un sacré moyen de renforcer les liens, vous l’admettrez. On a débarqué au Canada, et on a prit nos cinq fausses identités de Canadiens pour franchir la frontière par le Vermont : ça va, la frontière Canada-USA c’est pas la mer à boire, en fait les Canadiens ont plutôt du soucis à contrôler les ricains qui veulent fuir chez eux, pas le flux dans l’autre sens. Et puis, c’est pas la frontière Mexicaine : D’ailleurs ça va faire trois mois qu’El Paso est sous le contrôle de la Garde Nationale, ça doit faire chier tous les travailleurs frontaliers, ça encore. On se demande quand est-ce que la Maison Blanche va envoyer ses tanks pour contrôler Juárez. Mais je me perd. Vous avez qu’à regarder EuroTV comme tout le monde, ils vous expliqueront mieux que moi.

« Tu penses à quoi la Luciole ? »


Acebes me fait chier. Je lève le museau pour le regarder un instant.

« J’observe la route.
– Tu devrais mettre ta ceinture ma puce, ça va secouer. »

Il a raison. Je me boucle contre la banquette arrière, tandis que je tire du sac de sport le fusil d’assaut que plus personne n’a la prétention de camoufler – Les USA c’est pas l’endroit le plus compliqué pour traîner des armes à feu. Les flics qu’on a croisé sur la route cherchaient de la drogue, pas des flingues. De toute façon les flics font jamais chier les gens qui ont des flingues, ils sont pas cons.
Les flingues on les a achetés sur place de toute façon. Remington FCW avec viseur point rouge, poignée tactique et tout un tas de merde sur les rails qui devraient vous rappeler quelque chose si vous jouez à Call of Duty. Je vous avoue que les flingues ça m’a jamais intéressée. C’est un flingue, ça tire, c’est tout ce qu’on lui demande. J’ai d’autres jouets franchement plus marrants sur moi. En moi, plutôt. Heureusement que les aéroports Canadiens ont pas mis leur sécurité à jour : Je devrais sonner quand je passe sous un portique.

« Ok, ok on y est presque… Préparez-vous... »

Les deux motards font ronronner leurs cylindrées. Acebes ferme son clacos et se concentre derrière le volant.

« Attendez… aaaattendez…
Maintenant, pied au plancher ! »


Le camion passe juste devant nous. Un électrique, autonome, six roues, moderne et métallique. Il a l’air lourd et encombrant : Y a sérigraphié « ARTEMIS SECURITY » sur le côté, donc on sait que c’est sérieux. Heureusement on était au courant.

On fonce à fond la caisse en surgissant de la sortie d’autoroute, en pleine nuit illuminée par les néons des panneaux publicitaires du bord de la route, ceux qui recommandent une nouvelle boisson gazeuse beaucoup trop sucrée et un centre de sport rempli de gens beaux gosses sur celui d’après – cherchez l’erreur. Les deux motards vont chacun d’un côté du camion. Le SUV, lui, boost tout ce qu’il a pour le dépasser, et faire une queue de poisson juste devant. Je me retourne et donne un énorme coup de poing dans la vitre : Mon poing métallique la fait exploser d’un coup. Je dépasse mon bras : Mes doigts se rétractent sur eux-même, et l’ATH me permet d’accéder au boîtier de contrôle du véhicule.
Artémis Security a vraiment besoin de faire des mises à jour. J’y crois pas. Un putain de cargo sensible qui a été acheminé par des mercenaires vétérans de la guerre d’Égypte depuis le Japon à travers Phoenix, la ville des cartels, et j’arrive à déjouer leur sécurité en quatorze secondes chronos. Ils devraient engager un peu plus de geeks à lunettes et un peu moins de gros bras, si vous voulez mon avis. Je vois les visages des deux gardes de sécurité sur les sièges avant : Ils écarquillent leurs yeux tandis qu’ils dégainent leurs pistolets des holsters. Ils devaient être en train de somnoler, laissant leur camion rouler tout seul, bercés tranquillement par la route… Là je viens de troubler leur nuit, les pauvres chouchous.
Je force les freins du camion à donner tout ce qu’ils ont, et le volant à soudainement tourner à droite. Pour un véhicule qui roule à 150km/h (Pardon : 93 miles per hour, faut que je me mette à l’heure locale), c’est un mauvais calcul. Le camion pille, se retourne, fait un magnifique roulé-boulé. Les bécanes ont l’intelligence de s’éloigner avec toute l’agilité des motards qui les chevauchent. Un accident impressionnant alors que le camion fait une sortie de route, et va s’écraser juste contre des arbres, avec une telle violence qu’il couche un sapin.

On se gare tous sur la bande d’arrêts d’urgence. Acebes siffle et hurle de joie : « Oh oué, on dirait un film ! » On pose les pieds sur l’asphalt, et on se jette en avant, en position de combat, fusils contre épaules. On se jette hors de l’autoroute et on s’avance près des décombres fumants.
Le camion est totalement retourné. La portière du conducteur s’ouvre. L’un des gardes d’Artémis sort en titubant, le visage dégoulinant de sang, fracture ouverte au bras : on voit l’os sortir de son coude. Il est braqué par deux fusils qui allument les lampes torches accrochées aux rails Picatinny, et entend Waszczykowski lui hurler dessus avec un fort accent polonais :

« Down ! Get down bitch ! Down, down ! On the fucking ground ! »

Il a le regard exorbité, totalement terrifié. Comment le lui reprocher ? Il titube en avant avant de s’écraser par terre, sa main encore valide en l’air. Le Polonais s’approche et lui braque le flingue vers sa tête, tandis que Speranza va dans la cabine retourné. Il donne un coup de son canon dans le crâne du conducteur : Celui-ci bouge dans tous les sens, comme un jouet bobblehead.

« Il se relèvera pas.
– Pertes acceptables.
Vous venez de frapper dans une putain de fourmilière. Même le siège social d’Artémis à Houston est prévenu.
– Qui vient pour nous ?
Police d’État du Maryland, comtés de shériff de Hanover et Elkridge.
– C’est bon, vu comment Baltimore est en train de cramer, je pense que la Police d’État a déjà bien assez à faire.
Sabre 1-4, sécurisez le survivant. Sabre 1-3 en protection. 1-2, avec moi.
Ouvrons le paquet surprise de Luciole. »


On parle en français. Le pauvre type survivant, s’il est encore capable d’audition, s’il est pas trop sonné, doit rien comprendre à ce qui se passe.

L’avantage des voitures automatisées, c’est qu’elles s’arrêtent pas pour un accident. Il n’empêche Acebes remonte sur la bande d’arrêt d’urgence, fusil d’assaut ostentatoire en main, histoire de convaincre ceux qui voudraient aider leur prochain en sautant pour aller voir les décombres comprennent qu’il est plus prudent pour eux de continuer de rouler jusqu’à Baltimore.
Je décide donc de suivre le lieutenant et Speranza en contournant le camion. Ils pointent tous les deux leurs flingues sur la porte arrière. Moi j’approche ma main gauche. Je colle mes doigts à l’épaisse porte, et mes yeux se révulsent pour n’afficher plus que du métal derrière mon globe : J’essaye de voir si je sens quelque chose pulser là derrière.

« Trois gardes de sécurité en vie à l’intérieur. Un mort. Grièvement blessés. Fusils d’assaut. Équipement lourds.
Pas de masques à gaz.

– Lacrymo. »

Ils s’écartent des portes pour aller de chaque côté du camion. Speranza sort une grenade. Moi je m’approche d’un côté du véhicule. Mon bras pivote à 90°, et je sors une flammèche bleutée à la chaleur assez puissante pour faire fondre du blindage : j’y découpe un tout petit carré. On entend alors les gardes à l’intérieur se mettre à hurler, leurs cris légèrement étouffés par l’acier de 15mm.

« They’re getting through !
– Motherfuc- »


Ils se mettent à tirer, bien inutilement. Les balles ricochent de l’intérieur. Speranza dégoupille la lacrymo et la balance à l’intérieur, puis reprend son fusil d’assaut et se tournent.
Et là, il s’agit plus que d’attendre, lâchement.
Attendre que le gaz imprègne bien la totalité de la carcasse du véhicule.
Attendre qu’on entende les gars à l’intérieur se mettre à tousser toute la morve de leurs poumons, s’étouffer, et tenter malgré tout de résister.
C’est des mercenaires. Ils ont appris à résister. On a certainement dû leur faire ça à leur bizutage : Les foutre dans une pièce remplie de lacrymo, et les obliger à réciter quelque chose – un code d’honneur, une connerie de ce genre – alors même qu’ils se sentent mourir, plongés en apnée.
Mais tous les êtres humains ont leur limite. Tous. Nous on attend juste avec anxiété, bercés uniquement par leurs quintes de toux, et les bruits des voitures qui continuent de rouler sans trop ralentir le long de l’autoroute.
Allez. Allez dépêchez… Dépêchez vous de crever.

Ils ouvrent grand les portes et sortent à l’extérieur, fusils à la main. Mais aucun d’entre eux ne survivra. Schneider et Speranza n’ont qu’à lever leurs armes et tous les cribler de balles, un par un. Je ne participe pas à cette curée. C’est pour ça qu’on m’a foutu des gars des Forces Spéciales, pour faire le sale boulot. Ils tuent froidement, professionnellement : Pas plus de trois balle pour chacun des gus. L’épaisse fumée de la lacrymo sort du camion alors que je m’en approche.

« Je passe sur ma réserve. »

Je sens, intérieurement, mes voies respiratoires se fermer. Et un second souffle prendre le relai. Je ne respire plus l’air de l’extérieur : J’ai de quoi tenir un bon quart d’heure dans mon abdomen. Je remarque alors Speranza se signer, faire le signe de la croix comme le catholique qu’il est.

« Putain… T’es vraiment humaine, au moins ?

– Bouclez-la, 1-2. »

La lacrymo n’a aucun effet sur moi. Aucune larme, aucune toux, rien. J’entre à l’intérieur, en enjambant les cadavres des probables pères de familles ou petits amis adorables qu’on vient de cribler de balles comme des chiens. C’est pas les premiers et ça sera pas les derniers, je me contente juste de plus y penser. Je lève mon FCW, surtout pour profiter de la lampe-torche : L’accident a provoqué un remue-ménage monstrueux là-dedans. Panneaux arrachés. Colis éventrés. Je dois Fouiller dans ce bordel immense. Je sais ce que je cherche.
Et pendant que je m’applique, on me déconcentre en parlant dans mon oreille.

« Mmh… Pas normal ça...
– Qu’est-ce qui se passe, Superviseur ?
Le drone détecte une colonne de cinq SUV noirs qui sont sortis de Brooklyn Park… Mais c’est pas la police d’État du Maryland…
– Ils viennent vers nous ?
Nous ne savons pas encore. Dépêchez-vous d’exfiltrer.
– C’est pas à moi qu’il faut dire ça, Superviseur. »

Alors que je m’agenouille pour tenter de lire le plus vite possible les tag-codes des boîtes métalliques renversées dans un capharnaüm monstrueux, j’entends une voix communiquer avec moi. Une voix silencieuse, comme de la télépathie.

***

__LowKey7/ : Vole tout ce que tu peux. Il faut faire passer ça pour un simple cambriolage.
Clo-LeMans : Les débiles aux gros bras s’en occuperont.
__LowKey7/ : Ton cœur bat à 120. Quelque chose ne va pas ?
Clo-LeMans : RAS.
__LowKey7/ : T’es en plongée, t’as besoin de ralentir ton cœur. Tu veux que je joue de la musique pour te calmer ? J’ai téléchargé le nouvel album de Kiddie-Hex pour toi.
Clo-LeMans : Tu sais ce qui me calmerait vraiment ? Que tu regardes pas à travers mes yeux pendant que je cherche une arme super-secrète au milieu de cadavres alors que des SUV blindés se dirigent vers nous.
__LowKey7/ : C’est rien que t’aies pas déjà vécu par le passé.
Clo-LeMans : Le Boss est avec toi ?
__LowKey7/ : Pas que lui. Tout le monde est là. On a même le Commissaire Défense-Sécurité ici.
Ton cœur vient de monter à 130.
Clo-LeMans : Tu fais chier.

***

Je trouve ce que je cherchais. Une sorte de valise. Impossible à ouvrir : Serrure, à clé, old-school. Je pourrais la faire fondre, mais trop peur de brûler ce qu’il y a à l’intérieur. L’important c’est de pouvoir tagger le colis. Tout correspond. Entreprise Japonaise dans la crypto-sécurité, nouvelles technologies, implants cybernétiques. Commande pour la Société Militaire Privée « Whiteshark Inc. » C’est quand même fou que les SMP soient mieux équipées que l’armée américaine, mais enfin, ça va maintenant faire trente ans que les GI’s se cassent de tous les pays du monde où ils avaient des bases et qu’ils fondent les budgets, logique que ce soit des types du privé qui prennent la relève avec de juteux contrats. Enfin. On aura accomplit une belle affaire d’espionnage industriel ce soir. Nos entreprises à la ramasse vont pouvoir à nouveau faire de la rétro-ingénierie pour rattraper leur retard. C’est comme ça que ça marche, une guerre froide, faut un équilibre, sinon c’est plus de la guerre froide.

La lacrymo est suffisamment dissipée. Je rouvre mes poumons.

« J’ai ce qu’il faut. Venez embarquer du matériel. »

Le lieutenant et Speranza rentrent à l’intérieur avec leurs sacs de gym. Ils se mettent à éventrer les colis et prendre tout ce qu’ils peuvent comme des sauvages : Tout un tas de puces, de cartes-mères, de bidules et de machins technologiques qui se vendraient une fortune sur le marché noir, mais c’est pas pour ça qu’on est là. On est juste là pour que le FBI ne conclue pas à une attaque des services Européens et juste qu’ils croient que des mafieux ou des gitans à la con ont attaqué un convoi sans savoir sur quoi ils allaient tomber. Coïncidence qu’une technologie ultra rare et ultra recherchée disparaisse. La faute à pas de chance. Et y aura pas de soucis pour la COP-55, tous les gros crétins représentants des gouvernements en faillite pourront se serrer la pince en costard tout en prétendant qu’ils aident l’environnement. Ça va faire depuis le début du XXIe siècle que ça marche comme ça, on change pas une recette qui perd.

***

__LowKey7/ : T’es dans le Delaware ce soir. Tu veux que je fasse une recherche pour des bars sympas ?
Clo-LeMans : On est pas encore sortis de là.
__LowKey7/ : Tu vas avoir quelques jours à tuer le temps que ça chauffe moins. Je voulais juste te rendre service.
Clo-LeMans : On va surtout se disperser aux quatre vents. Je loue une bagnole et je remonte jusqu’en Pennsylvanie dès qu’on est partis d’ici.

***

C’est super flippant d’avoir quelqu’un qui me parle dans mon crâne. Il arrête pas de me voir. Il me connaît par cœur. Il sait quand j’ai le cœur qui bat. Quel est mon rythme ventilatoire. Ma pression artérielle. Il me mesure en permanence. Il peut me faire voir des images de caméra de surveillances, me donner des informations en direct. C’est très pratique. Mais très déconcertant aussi. Il sait beaucoup trop de choses sur moi.

Une voix pulse dans nos oreilles à tous, à la radio.

« 1-1. Gros soucis. On a des véhicules qui arrivent.
– Quoi ?! Bordel… Préparez-vous.
Allez, on se tire. »


On ferme les fermetures éclairs des sacs de gym et on se casse, flingues à la main. Selon mon ATH, les véhicules que le drone a repéré sont en train d’approcher. Le polak et Acebes sont allongés dans l’herbe, devant la bande d’arrêt d’urgence, canons vers le convoi.
Des SUV noirs qui d’un coup, allument des gyrophares bleu-rouges qui alternent, et des sirènes. Je peux voir la chose en direct sur le drone avant même que Superviseur nous prévienne : Des types lourdement armés ouvrent les portes et se dispersent dans tous les sens. Et une voix hurlante par un porte-voix nous met en garde :

« This is Agent O’Connel with Homeland Security ! We have you completly surrounded and we will not hesitate to shoot you ! Drop your weapons and come out with your hands up high ! »

Schneider s’approche de ses gars et engueule les huiles qui doivent s’être tous collectivement chiés dessus, à 4000km de là, à Bruxelles.

« Putain de…
Superviseur, on a la putain de Sécurité Intérieure sur nous, on est grillés. Demande permission d’ouvrir le feu.

– Gott im Himmel… Restez en position et ne bougez pas, nous évaluons la situation.
– Bien reçu. »

Acebes entend ça. Il tourne sa tête comme une chouette et se met à hausser le ton tout en essayant de rester silencieux :

« Ils évaluent la situation ?! Y a quoi à évaluer ?! Ils sont en train de nous contourner, faut qu’on bouge !
– Du calme, 1-3, on attend les ordres.
– Eh bah j’espère qui y a pas un putain de lag pour les recevoir parce que je vous jure qu’on est tous à deux doigts d’y passer !
– C’est pas des contractors eux, c’est des agents fédéraux. Les retombées sont pas les mêmes s’ils tombent sur nous. »

Je vois deux choses en même temps. Je vois ce que mes deux yeux voient, et je vois ce que le drone dans le ciel peut voir. Et je vois comment une escouade de types lourdement armés sont en train de quitter l’autoroute, à pied, pour nous contourner dans la forêt. Je lève mon flingue, évalue la distance, sous mes yeux.
Je pourrais tuer l’un d’eux en tirant dans sa tête sans même le voir, avantage qu’aucun de mes compagnons n’a.

« 1-4. Nord-ouest, cent mètres, visez.
– Comment tu sais ça ?
– Demande pas, fait. »

Le polak grogne et m’obéit. Schneider vient de comprendre. Il remet sa main à l’oreille.

« Superviseur, je veux pas paraître emmerdant, mais si vous réagissez pas dans les quinze prochaines secondes on va être obligés de se rendre.

– Nous évaluons toujours la situation Sabre, restez prêts !
– Superviseur, sauf votre respect on- »

« This is Homeland Security, you are surrounded ! Show yourselves or we will not hesitate to use lethal force !
Come out or we drop all of you out ! »


***

Clo-LeMans : Comment la DHS est arrivée sur les lieux ? Ils sont pas censés être sur le putain de réseau ?
__LowKey7/ : Artemis a dû les louer.
Clo-LeMans : Comment une entreprise privée peut « louer » un service fédéral ?
__LowKey7/ : Donations. Lobbying. Le secrétaire à la Sécurité Intérieur est le gendre d’un des actionnaires du Consortium Alphabet-ADTRAN.
Clo-LeMans : C’est pas une explication suffisante. On a été grillés en beauté.
__LowKey7/ : Je vais faire des recherches, mais pitié, tiens bon.

***

Last chance ! I will not repeat ! You are all surrounded ! Surrender, surrender now ! »

« Superviseur, si vous agissez pas maintenant, j’agis, je-
Danger rapproché. »

Le drone déverrouille un missile. Un magnifique Air-Sol dernier cri fabriqué par Nexter. Il le tire et l’envoie directement sur l’autoroute. Une boule de feu terrifiante soulève les voitures et pulvérise les policiers lourdement armés de la Sécurité Intérieure. L’Europe vient juste de commettre une agression sur le sol des États-Unis d’Amérique.

« Autorisés à faire feu.

– Au diable la discrétion, PUTAIN ! »

Je tire sans avoir besoin de viser. Un des types en face est immédiatement percuté par la balle de mon fusil et s’écrase à terre, raide mort. Les équipes Sabre se mettent donc à tirer dans tous les sens, un peu dans le vide. En face les gars lourdement armés de la DHS tentent de riposter. Ils criblent notre SUV volé de balles de 5,56, mais aucune ne traverse. Ils doivent être au moins une dizaine sur le carreau, avec leurs véhicules qu’ils crament. Ils se replient en hurlant et en criant des insultes.

« La police d’État du Maryland converge vers votre position.
– Quoi ?! Roh, un PUTAIN de MISSILE qui s’écrase sur les States c’est plus important qu’une banlieue chaude ?!
– Cela suffit, 1-3 ! On va couper à travers la forêt ! Sabre, avec moi, 1-4, surveillance sur les arrières, 1-2 avancez !
– À vos ordres ! »

Le polonais tire sur les fuyards, tandis que Speranza se lève et coure le plus vite possible vers les décombres du camion, canon en l’air, crosse contre l’épaule. Il franchit les décombres, les cadavres des agents d’Artémis, et disparaît dans les bois. Une fois qu’il a atteint la sécurité de la forêt de sapins, je cours le rejoindre, puis c’est au tour du lieutenant, d’Acebes, et enfin de Wasz’.

« De nouveaux SUV de la Sécurité Intérieure viennent de rejoindre l’autoroute. Semez-les.

– Bien reçu ! Allez les gars, on disparaît, Christ avec Nous ! »

Il a intérêt, cet enfoiré. Parce que là on coupe à travers des bois et des marais. On sprinte comme des fous, j’entends les souffles de mes camarades. On dirait ces entraînements de survie auxquels j’ai dû participer. C’est trop simple pour moi, avec mon second souffle, avec mes jambes en titane et niobium, et mes yeux qui découvrent les ronces d’arbres que je dois enjamber avec un petit saut avant même que mes mollets en approchent. Pourtant, je fais gaffe à ne pas dépasser 1-2 : C’est lui qui ouvre la voie dans ce ballet. On est tous armes à la main, crosse contre l’épaule, à essayer d’avoir un fusil braqué dans chaque angle pour qu’absolument personne ne nous tombe dessus.

« Multiple contacts de là où vous allez émerger. Ne transformez pas cet endroit en guerre civile.
– Je crois que c’est légèrement trop tard pour ça, Superviseur. »

On traverse une route vide. On entend les sirènes de polices dans toutes les directions. On vient de faire un truc impressionnant. Le serpent est réveillé, et il essaye de nous enrouler. Il faut qu’on quitte son étau le plus vite possible.
On sort dans une petite banlieue des states. Maisons-lotissements charmantes, bien espacées, le long de routes en quadrillage copié-collé. On se colle à cinq en passant la clôture d’un jardin, et on se colle. Un chien nous aperçoit et se met à gémir : Le lieutenant dégaine son pistolet silencieux et lui tire immédiatement deux balles dans le museau pour qu’il ne se mette pas à aboyer contre les intrus que nous sommes.
On entend des sirènes de camions de pompiers. Des voisins sortent pour voir ce qui se passe. L’explosion du missile a dû réveiller tout le monde.
On passe de maison en maison. On saute de clôture en clôture, sous le couvert de la nuit.

Et puis il y a quelqu’un qui nous aperçoit à une fenêtre. Une vieille, qui fait les gros yeux. Pas aussi simple à abattre qu’un chien.

« Fait chiiieeer... »

On la voit se terrer sous sa fenêtre en sortant son téléphone. Le lieutenant soupire.

« Allez, on continue les gars ! »

On se met à sprinter sans même chercher à être à couvert directement dans la rue.

« Appel d’urgence au comté de Elkridge. Vou-

– Merci, on est au courant Superviseur ! »

On sprinte comme des poulets sans tête. On cherche quoi ? N’importe quoi. Un véhicule, mais les routes doivent pulluler de flics. Un coin où se planquer : mais nos efforts pour semer à travers la forêt viennent de se révéler vains. Alors on continue de courir, jusqu’à ce qu’on trouve bien une opportunité.
Une voiture de police fonce vers la route sirènes hurlantes. Le polonais lève son fusil et tire une rafale qui traverse la vitre. Le flic conducteur enclenche la marche arrière et fuit, ce qui empêche pas à 1-4 de faire feu à nouveau, couvrant notre sortie.
On passe à travers les maisons. On débouche devant un Walmart fermé, des planches de bois recouvrant toutes les fenêtres. Le parking est trop grand. Des bagnoles du comté du shériff et des SUV sérigraphiés « HOMELAND SECURITY » se mettent à sortir de tous les côtés, et on se retrouve dans une fusillade qui demande tous nos réflexes et notre coordination quasi-silencieuse, pour aller de voiture garée en voiture garée, de bosquet en colonne en béton derrière laquelle se mettre à couvert. On vide nos magasins, un par un, heureusement on a de la réserve.

« On va couper à travers le Walmart, Luciole ! »

Je m’approche d’une des planches en bois. Poing fermé. Je défonce sans aucun problème une des planches en bois et me jette à l’intérieur. Je me retourne, pointe mon flingue, et me met à tirer. Je tue un des agents de la DHS – pas lourdement armé lui, juste avec son blouson bleu qui l’identifie. 1-2 entre à l’intérieur et fonce vers l’arrière du magasin pour ouvrir une sortie. 1-1 bondit après et m’aide à couvrir les gars. 1-3 fonce et va rejoindre 1-2. Le polonais quitte le parking sous ma couverture, et

***
Analyse des capteurs de Santé en cours...
– Sabre 1-4 : CCH. Jacek Waszczykowski
ALERTE
////////// - 60 %
BLESSURES BALISTIQUES – PERFORATION CUISSE – SAIGNEMENT
////////// - 30 %
BLESSURES BALISTIQUES – PERFORATIONS CUISSE/DOS/BRAS – SAIGNEMENT – CHOC
////////// - 0 %
ÉTAT CRITIQUE
***

Des balles fusent de gauche et de droite. Il est prit en enfilade. Il titube en avant, crie. S’effondre à terre. Roule. Schneider crache de rage.

« Fait CHIII-ER ! On a perdu Jacek ! »

Il aimait bien le rap Hongrois. Il avait une sœur. Il votait extrême-droite. Il adorait manger de la glace. Il s’appelait Jacek et il avait 25 ans.
Il faut pas y penser, et le laisser hanter mes nuits. Là, je dois surtout me concentrer à m’en sortir vivante.

Je sors un composé électronique de ma ceinture. Je le colle au trou de la fenêtre. Immédiatement, un bouclier translucide se déploie. Les balles ricochent contre. Ça fera pas long feu, juste le temps pour nous de se casser illico. De traverser les allées vides et les comptoirs depuis longtemps vidés d’un magasin abandonné. On contourne, sort de l’autre côté : La porte est déjà grande ouverte et on entend des tirs.

« NOUS ATTENDEZ PAS, TRAVERSEZ LA ROUTE ! »

***

Analyse des capteurs de Santé en cours…
– Sabre 1-2 : ADC. Dario Speranza
ALERTE
////////// – 80 %
BLESSURE BALISTIQUE – ÉPAULE GAUCHE – SAIGNEMENT
***

Speranza s’écrase au sol en grimaçant, derrière une vieille Suzuki. Il se soulève et vide une rafale en criant, tandis qu’Acebes lui tire le vêtement et le met derrière quelque chose de plus solide pour être protégé.
Y a des flics partout. Devant, derrière.

« Luciole, trouve nous une bagnole, on va couvrir ! »

Je regarde autour de moi, sur le parking. Le problème d’une voiture, c’est que c’est un putain d’emmental : tout traverser au travers, même des balles de pistolets. Je jette mon dévolu sur une vieille berline 4 portes économique. Je défonce la vitre et entre à l’intérieur, me jette sur le siège passager, couchée, et tente d’allumer le contact en dépouillant les fils.
Tout autour de moi, ça tire dans tous les sens.

***

Analyse des capteurs de Santé en cours…
– Sabre 1-1 : LTN. Hans Schneider
ALERTE
////////// –70 %
BLESSURE BALISTIQUE – VENTRE – SAIGNEMENT IMPORTANT

– Sabre 1-2 : ADC. Dario Speranza
ALERTE
////////// – 30 %
BLESSURE BALISTIQUE – ÉPAULE GAUCHE/CUISSE GAUCHE – TORSE – ORGANE VITAL TOUCHÉ
***

Schneider se jette sur la banquette arrière en grimaçant. Il fout du sang partout. Il se lève, et tire directement à travers la fenêtre, tue je ne sais pas combien de députés du shériff. Acebes arrive, en tenant Speranza qui a jeté son fusil d’assaut, n’utilisant qu’un pistolet pour tirer un peu au hasard. Il le pose sur la banquette arrière, claque la porte, puis se jette sur le capot pour glisser et aller sur le siège à côté de m-

***

Analyse des capteurs de Santé en cours...
– Sabre 1-3 : SCH. Pío Acebes
ALERTE
////////// - 10 %
BLESSURE BALISTIQUE – PERFORATION CRÂNE – BLESSURE GRAVE – ÉTAT DE CHOC – ÉTAT CRITIQUE

***

Une balle traverse le crâne d’Acebes. Des morceaux giclent sur le pare-brise et il tombe, la tête ouverte, les yeux exorbités, juste devant mon visage.

« Y PENSE PAS LUCIOLE, ROULE ROULE ! »

J’enclenche la marche arrière et met le pied au plancher. Le corps d’Acebes glisse sur le capot et s’écroule par terre. Je fonce en arrière. Un agent de la DHS est en train de tirer avec son revolver. Il est happé par le coffre, et écrasé contre une bagnole du comté du shériff. Je force, les roues crissent sur le sol, et le pauvre agent a l’intérieur de son corps broyé. J’enclenche la première et fonce, alors que la voiture est traversée de tous les côtés de tirs. Je tourne violemment le volant, force une ouverture hors du parking.

****
Analyse des capteurs de Santé en cours…
– Sabre 1-1 : LTN. Hans Schneider
/////////// –60 %
BLESSURE BALISTIQUE – VENTRE/BRAS DROIT – SAIGNEMENT IMPORTANT

– Sabre 1-2 : ADC. Dario Speranza
////////// – 20 %
BLESSURE BALISTIQUE – ÉPAULE GAUCHE/CUISSE GAUCHE – TORSE – ORGANE VITAL TOUCHÉ

– Sabre 1-5 : « Agent Luciole »
ALERTE
////////// – 80 %
BLESSURE BALISTIQUE – NUQUE – AUGMENTATIONS CYBERNETIQUES TOUCHEES, REVISION FIRMWARE


***

Une balle me traverse le cou. Je la sens. Du sang entre dans ma gorge. Ma vision se brouille. Mais pas juste des mouches devant les yeux : Tout part en couille, comme quand vous donnez un coup de poing dans votre écran de télévision. J’ai des chiffres qui apparaissent devant les yeux, des lignes de code qui sautent. Je vois plus rien, l’ATH s’emballe… Et c’est moi qui conduit.
Je tente en grimaçant, tant bien que mal, d’éviter les obstacles, tout en me baissant sur mon siège. C’est la merde.

« Danger rapproché. »

Le deuxième et dernier missile du drone est déclenché. Et une toute petite ville américaine tranquille est enflammée derrière nous.

***

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Clo-LeMans : Je t’en supplie
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Clo-LeMans : Me laisse pas seule

***

Je roule aussi vite que possible. J’ai enclenché la sixième : Heureusement que je suis tombé sur la seule putain de voiture américaine qui ait un boîtier manuel et pas automatique. Je serre les dents. Je gémis. Le lieutenant et l’adjudant-chef derrière sont en train de gémir, l’adjudant en l’occurrence va jusqu’à pleurer en tapant dans le siège. Ils saignent tellement. Une traînée de flammes nous suit derrière.
Il y a un véhicule qui fonce sur la voie de gauche. SUV Noir, comme tous les véhicules de la DHS. Sauf qu’un détail me frappe : Celui-là n’a pas de gyrophares. Les vitres complètement teintées. Il sort de la route, et se jette tout droit sur nous.
Je ne peux rien faire. Je n’ai aucun moyen d’anticiper. Je tente bien de freiner au dernier instant, mais le véhicule s’en fiche : Il tourne adroitement, et nous renverse. La berline 4 portes dans laquelle nous somme se tourne et fait une gigantesque sortie de route.

***

Analyse des capteurs de Santé en cours…
– Sabre 1-1 : LTN. Hans Schneider
/////////// –0 %
BLESSURE BALISTIQUE – CHOC ACCIDENT – CRÂNE PERFORÉ – ÉTAT CRITIQUE

– Sabre 1-2 : ADC. Dario Speranza
////////// – 0 %
BLESSURE BALISTIQUE – CHOC ACCIDENT – ÉTAT CRITIQUE

– Sabre 1-5 : « Agent Luciole »
ALERTE
////////// – 30 %
ùj stej^tejz ^tephjs^tàh ezàht ezà htez^àhtà ez=theàz


****

Je bats les yeux. Mon système est en train de redémarrer. C’est vraiment pas le moment. Mon bras en titane veut plus bouger. Mes jambes non plus. Mes yeux sont fixés en position, ils s’assèchent. Je peux juste battre des cils, un peu les lèvres, les quelques rares endroits où je ne suis pas pleine d’implants. Vous savez quand votre PC veut pas redémarrer, freeze, et que vous vous énervez ? Moi c’est ça. Sauf que je suis prisonnière de mon propre corps.
Le SUV ouvre ses quatre portes, et quatre gugus lourdement armés en sortent. Quatre types avec fusils d’assaut tacticool, visées lasers et silencieux et tout le toutim. Habillés tout en noir, masque à gaz, plastrons haute protection. Ils ont un petit drone volant qui les accompagnes. Rien pour les identifier, pas un drapeau, pas un brassard. C’est ou des agents secrets, ou des putains de mercos. Vu comment ils parlent très fort dans leurs radios, je penche plutôt pour le second.

« Good hit, Central, good hit. We’ll look for the suitcase.
Understood. Proceed with extreme prejudice. No survivor. »


Ils vont me buter. Vous avez pas besoin d’avoir un niveau anglais B2 pour comprendre, vous aussi. Je me maudis de pas être croyante – ça serait exactement le bon moment où j’aurais bien besoin de Jésus. Pourquoi mon système se met à jour ? Est-ce que c’est le moment ?
Un des types de l’escadron de la mort arrive devant la voiture. Il se penche. Je l’entends frapper le crâne de Schneider avec sa botte. Il s’approche du siège conducteur. Il m’aperçoit cligner d’un œil. Il sort son pistolet, le pointe contre ma tempe-
-et là mon système me laisse enfin réagir. Je pousse le canon de son flingue contre l’habitacle, et lui broie net la main. Il hurle. Je défais ma ceinture, et tombe alors contre le toit de la voiture. Je le jette à l’intérieur, lui casse les verres de son masque à gaz contre le volant, le force à entrer à l’intérieur. Je lui brise la main, et le retourne.
Ses trois compères ouvrent le feu comme des cowboy. Les balles fusent. L’une traverse mon pied. Ça découpe les sièges, l’intérieur cuir, la carcasse plastique de la berline, mais surtout, ça entre dans la masse de chair et de morceaux pare-balles de leur copain envers lequel ils ont pas beaucoup d’égard. Je charge de quoi m’aider. Mon dos s’ouvre. Mon épine dorsale déchire mon sweatshirt, me découvre mon armature métallique. Je tire des grenades aveuglantes qui détonnent toutes en même temps.
Je surgis en tirant le flingue du holster du mercenaire que j’ai massacré. Je me jette dehors. Je vise l’un d’eux et lui tire une balle dans le crâne, net. Je me jette en avant. Ma main gauche se plie, et découvre une lame en acier trempé que j’enfonce à travers la gorge d’un troisième type dans un geyser de sang. Quatrième gars tire comme un fou. Les balles me traversent, déchirent des morceaux de métal de ma carcasse, détachent des câbles et font sauter des vis, en même temps qu’il fait couler du sang. Il me découvre pour ce que je suis, vêtements arrachés, peau découverte : Un monstre qui est entre l’humain et la machine. Une anomalie. Une anomalie qui n’a maintenant plus aucune inhibition à se découvrir, à arracher ses membres pour afficher son acier. Je me jette sur lui, ouvre grand mes dents renforcées, et lui arrache la jugulaire en le chevauchant.

« Monsieur le commissaire, le cargo est toujours en notre possession. L’Agent Luciole est en vie.
– Ramenez-la ici.
– Luciole, écoutez-moi. Vous pouvez m’entendre ? Luciole… On va vous exfiltrer du pays.
Luciole ?
 »
Monsieur Dole
Messages : 6
Enregistré le : 01 déc. 2019, 14:01

Re: Intelligence

Message par Monsieur Dole »

Nice est magnifique cet été. Ville de tourisme pas encore remplie de néons publicitaires et de grattes-ciels à perte de vue, épargnée par les crises sociales qui font que tous les samedis des gens viennent péter des abribus et jeter des pavés sur les keufs, et tellement peu d’attentats que je n’ai pas été fouillée trois fois à chaque fois que j’ai voulu rentrer dans un casino ou une boîte de nuit. Nuit avec lune qui éclaire une Méditerranéenne, où non, contrairement à ce qu’on voit sur EuroTV, il n’y a pas des embarcations de fortunes remplies d’Africains qui hurlent à l’aide alors qu’ils sont en train de petit à petit couler par le fond, et tant qu’on y est, il n’y a pas non plus un océan de déchets plastiques et de vieilles trottinettes électriques balancées à la flotte ; C’est une mer calme, chaude, accueillante, avec des voiliers de plaisance au loin et des jeunes gens fêtards et ivres, nus, qui se jettent dans l’eau pour s’éclabousser, se prendre dans leurs bras et s’embrasser – L’évêque de Nice n’a pas décidé que le jour tombait sur une fête religieuse et envoyé ses fanatiques de Manteaux Blancs menacer physiquement tous ceux qui portent une « tenue indécente ». Non. C’est une magnifique nuit. Une nuit douce, délicieuse, qui n’est souillée que par ce que je souhaite être souillée avec : Des verres de vodka que je siffle coup sur coup, de la musique beaucoup trop fort d’un night-club dont je suis sortie y a quinze minutes, le dernier album de Kiddie-Hex qui résonne au fond de mes tympans à m’en faire saigner, la voix qui déraille d’avoir trop hurlé. Là je suis allongée sur un transat de plage, mes sous-vêtements translucides à cause du bain de minuit, haletante de fatigue, mais souriante de bonheur. C’est la nuit la plus merveilleuse que j’aie jamais eue en trois mois.
Surtout parce qu’il est ici. __LowKey7/.

C’est une rousse, ce soir. Une rousse remplie de tâches de rousseur, partout sur son dos que je parcoure du bout du doigt : Mon doigt bien charnu, bien humain, pas un doigt de métal recouvert par de l’épiderme synthétique. Et je sens bien son dos, bien réel, je peux dessiner le long de ses omoplates. Y a des grains de beauté ça et là, quelques boutons d’acné, des plis en endroits. C’est une rousse grassouillette, alors je peux caresser ses rondeurs, saisir ses bourrelets que je caresse tendrement, tout en approchant mes lèvres dans son dos pour lui faire un gros bisou dans son cou, qui le fait sourire.

« Tu veux pas me masser ? »

LowKey sourit. Il hausse les épaules et se bouge un peu pour laisser le transat. Je m’étale dessus. Je le sens, s’asseoir sur mes fesses, les genoux de chaque côté de mon corps. Je sens ses doigts se poser dans ma nuque – ma vraie nuque. Je le sens passer dans mes muscles, les forcer, faire craquer les nœuds de tensions, ce qui me fait tant serrer les dents qu’enfin me détendre. Un grand, grand sourire se dessine sur mon visage, alors que je laisse tomber ma gueule de bois sur le côté, pour pouvoir observer la Méditerranée et les gens à poil que je dévore du regard, hommes, femmes, et tous ceux entre les deux que le culte néo-catholique et la religion musulmane n’ont pas encore suffisamment harcelés pour qu’ils décident de ne plus se montrer en pleine rue. Je sens LowKey tracer le long de mon dos endolori, et soulager les courbatures. j’en souffle.

« Continue, ça fait du bien. »

Je passe une main dans mes cheveux courts. Je lève le doigt à un serveur qui passe. Ça fait sourire LowKey. Comme si j’allais m’arrêter maintenant, il doit être que deux heures du mat’. Là c’était la pause. Il est hors de question d’arrêter avant au moins le lever du jour.

Un bruit strident résonne dans mes oreilles. Personne ne réagit, personne ne l’a entendu, il n’y a que moi qui a entendu ce retentissement perçant. Je l’ignore. Mais il recommence. Je cogne mon front contre le transat. Je rage.
Je passe une main dans ma nuque et arrache le câble qui me lie au PC.

Je me lève hors de mon canapé, me débranchant de la réalité virtuelle. Je jette mes jambes sur le sol : Parce que je suis en pleine révision technique, seule l’une d’elle est recouverte d’épiderme, l’autre est froide, dans son mélange de titane et zirconium. Je porte un slip et un débardeur, alors on peut voir comment mon bras droit est cisaillé de ports modulaires pour y insérer des grenades, des lames et des gadgets, on peut voir comment près de ma poitrine j’ai des ports pour y insérer des périphériques cybernétiques, il me manque quatre doigts à la main gauche, j’ai uniquement gardé le pouce parce qu’il y a mon briquet dedans, et pour couronner le tableau, j’ai un œil en moins, car l’on souhaite revoir la vision nocturne, donc on a une plongeante sur l’intérieur de mon crâne : sur ce mélange d’os, de chair et de bobines.
Je marche rapidement en balançant le casque VR et les câbles, directement vers la porte d’entrée qui sonne. Je l’ouvre. Derrière, y a un Maghrébin en tenue rouge-bleue. Un employé Véolia. Il a un bras en titane, mais vu comment il écarquille les yeux et fait un pas en arrière en me découvrant, il doit pas être habitué à voir autant d’augmentations d’un coup.

« Heu… Bonjour, pardonnez de vous déranger mademoiselle…
Est-ce que vous pouvez couper l’arrivée d’eau chez vous ? »


J’ai la tête dans les vapes, alors j’ouvre un peu la bouche.

« Comment ça ?

– Je fais des travaux juste à côté et heu, si vous tirez de l’eau ça va passer par cette canalisation, donc… »

Je passe ma main droite sur mon visage.

« Oui… Oui oui, bien sûr, je vais couper l’eau.
– D’ac, d’ac, merci mademoiselle, bonne journée. »

Avant qu’il ne s’enfuie je trouve quand même à le retenir.

« Heu, vous avez fini quand ?
– Vers onze heures ?
– Onze heures ? Je dois prendre une douche avant d’aller au bureau, c’est quoi ces conneries ?
– Je suis désolé mademoiselle, c’est pas moi qui choisit les-
– Oui oui, c’est jamais la faute de personne, tiens. Fait chier. »

Je claque la porte à son nez. Je rentre à l’intérieur. J’ouvre la porte des chiottes, alors que mes mains commencent à trembler. Je trouve le robinet d’arrêt, et le tourne en grimaçant. Je me relève, alors qu’un immense mal de crâne commence à pulser, dans mes sinus, et l’arrière de ma tête. Je retourne jusqu’au salon, et quand j’y entre maintenant c’est mes jambes qui se flageolent. Je sens un petit peu de sang couler hors de mes narines. Je deviens petit à petit incapable de respirer, mon cœur saute un battement, et des sueurs froides sont absorbées par ma peau synthétique – je suis incapable d’avoir des sueurs froides, incapable de transpirer.
Je m’allonge sur le canapé, attrape un oreiller et enfonce ma tête dedans. Je suis en pleine crise de panique. L’angoisse me submerge. Je pleure sans tristesse, juste par un réflexe nerveux, incontrôlable.

Nous sommes en hiver. Bruxelles, capitale Européenne, remplie de néons et de grattes-ciels, mais si je voulais aller à Nice de toute façon ça serait compliqué à négocier : ça va faire deux ans que la ville a été entièrement démolie par un tremblement de terre. Ça va être chiant d’aller au bureau, parce que à la radio en me réveillant j’ai appris que des manifestants écologistes occupent le pont Leopold II malgré les tirs de lacrymogènes. Si je veux aller en boîte de nuit ce soir pour me détendre, il faudra sûrement que je passe trois gardes de sécurité privés qui voudront tous me fouiller et chercher dans mon sac. Et si, pour votre gouverne, non seulement la Méditerranée est remplie de déchets flottants en tout genre, et si les migrants continuent d’essayer de traverser, les gardes-côtes ne cherchent même plus à les secourir.

***

__LowKey7/ : Je t’aime.
__LowKey7/ : Luciole ?
__LowKey7/ : Je pense à toi.
__LowKey7/ : Tu veux que je te remette Kiddie-Hex ?
__LowKey7/ : Je m’inquiète pour toi.
__LowKey7/ : Tu veux parler ?
Clo-LeMans a mit le chat en mode muet.

***

Je me lève, tremblante, les mouches et les larmes devant les yeux. Je vais jusqu’à l’armoire à pharmacie de la salle de bain, en enjambant une boîte en plastique du kebab-frites de la veille et en ignorant la vaisselle salle. J’ouvre un tiroir, enfonce ma main pour aller dessous, et en tire un petit pochon plastique. Puis je me relève, sort des médocs de derrière la vitre, revient dans la cuisine, cherche un verre d’eau en jetant le bordel sur le plan de travail. Quand j’ai tout ce qu’il me faut, je me dépêche de retourner dans le salon, parce que là les tremblements empirent. Je m’installe sur le canapé, tire la table basse vers moi. J’attrape un cacheton de codéïne-paracétamol que j’avale avec le verre d’eau. Je mets l’anxiolytique sous la langue et le laisse fondre, le goût amer me fait regretter de plus avoir de jus de fruits. J’ouvre le pochon, et fait glisser un peu de cocaïne sur le bois de la table. Je les sépares avec une carte de fidélité Intermarché, forme un rail, et sniffe en me bouchant une narine.

Je m’allonge sur le canapé. J’ai envie de scotcher, de regarder dans le vide, le temps que tout fasse effet. Mais ça commence à taper à côté. J’entends une scie, un marteau, contre de la plomberie. Putain de merde. Je pleure encore un peu, alors que je couvre mes yeux – mon œil, plutôt – avec mes mains.
LowKey va encore m’en vouloir, alors j’ai préféré le mettre en muet direct. J’ai pas besoin qu’il me juge, je le fais déjà bien assez toute seule comme ça.

Je reviens petit à petit à la réalité. J’ai soif. J’ai une faim de cheval. Les jambes en guibolle. J’ai besoin de la coke pour me réveiller quand je sors de VR, parce que le problème, c’est que j’y passe trop de temps. Y paraît que les psychiatres disent qu’il faut pas faire plus d’une heure trente de réalité virtuelle par session. Moi j’y passe des heures. Parfois des jours, non-stop. Un collègue à l’EurIntFor m’avait filé un chaton une fois, je passais tellement peu de temps à nettoyer sa litière ou à lui donner des croquettes que finalement je l’ai refilé à Aïcha, une des techniciennes qui s’occupe de ma carcasse. Ça me fait toujours du mal de revenir dans mon appart’ pourri, où je dois prendre des nutriments et avoir des heures de sommeil. Le même effet que si je traversais une putain de vitre, et vous savez, j’en ai déjà traversées plein des vitres, avec mon boulot.

Je termine de scotcher. J’ai plus d’eau, c’est chiant. Je vais quand même dans la salle de bain. Je retire mon débardeur, et me coiffe rapidement devant le miroir. Je suis mince, proportionnée. Je n’ai pas un seul grain de beauté, pas un seul bouton d’acné sur ma peau synthétique. Mon corps a été taillé, mais pas tellement par le sport, plutôt par des geeks dans des labos, quand ils ont choisit les cuirasses ventrales et le revêtement en plastiques haute-qualité. Avant, je draguais dans des bars pour ramener des gens chez moi : mais le contact de leurs mains sur ma peau n’est pas… Pas comme avant. Un ersatz. Un palliatif. On a pourtant bien recréé le granulé de la peau, je la vois se replier quand j’y passe des doigts. On m’a filé de l’attirail inutile : mes joues se creusent quand j’y mets mes doigts, mes seins aussi, on a reproduit un nombril alors qu’en dessous il y a du blindage qui peut résister à des lames de couteaux et des calibres de pistolets. Ils ont été sympas, ils ont pensé à mon état psychologique : Ils ont foutus des simulateurs de sensation, histoire que je devienne pas totalement un monstre, un cerveau qui se baigne dans une carcasse froide. C’est juste que, quitte à tricher avec mon cerveau pour que je crois ressentir des lèvres, des langues et des mains me parcourir, autant aller rejoindre LowKey directement dans la VR, non ? Vous voyez ce que je veux dire ?

C’est bon. L’angoisse est passée. Je ne panique plus. Je suis juste redevenue la garce cynique qu’on adore tant au bureau. Du coup je peux tirer mes cheveux noirs qui descendent aux épaules en arrière, je peux installer le périphérique Eye Regenbogen® 2043 Basic Family edition à la place de mon gros trou oculaire. Je cligne rapidement des sourcils, l’humidifie un peu, et je retrouve une vision des deux côtés. Déo sous les aisselles, qu’heureusement je n’ai plus à raser, de toute façon je le faisais pas avant d’être enfermée dans mon armature. Vous me direz, pourquoi foutre du déo alors que je transpire plus ? L’odeur. Je transpire certes plus mais j’ai pas lavé le linge depuis un moment, et le linge renfermé, qui pue la beuh, ça c’est le détail qui tue. Culotte, soutif. Jogging pour mes pattes, t-shirt sous un pull au-dessus. Je retourne dans le salon, prend des bottes rangers un peu dégueux pour mes pattes, tout en reniflant un max à cause de la coke. Manteau de cuir sur le dos, bonnet sur la tête, gants pour camoufler les mains et mes doigts en moins, j’oublie pas le barda qui est nécessaire avant de partir : Pistolet Norinco et son holster, clé magnétique de l’appart parce que je vis pas dans un endroit où une puce dans la main suffit à entrer, plaque EurIntFor à porter sur moi, parce que c’est pas une une information qui est accessible avec mes relevés biométriques mais que c’est bien pratique si des flics décident de me contrôler. Je sors dehors en soupirant à l’idée que je serai résignée à faire la vaisselle ce soir. Ou alors je demanderai à Uber de m’envoyer des burgers à vélo.
Monsieur Dole
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Enregistré le : 01 déc. 2019, 14:01

Re: Intelligence

Message par Monsieur Dole »

On a atteint un point dans les réalisations technologiques qui est indépassable comparé à l’Histoire de l’Humanité toute entière. Les crétins qui vivaient et mourraient des générations et des générations avant nous ne pouvaient même pas rêver de ce qu’on est capables de faire aujourd’hui. On a des appareils tellement précis qu’on peut opérer des tumeurs minuscules dans les corps des gens. On peut faire des thérapies géniques pour les prévenir, de toute façon. On peut répondre à tous les besoins alimentaires des milliards de fourmis qui se baladent sur notre caillou, les transporter à une vitesse incroyable, et de toute façon, les réseaux et les merveilles des communications font que des gens séparés de milliers de kilomètres peuvent se parler instantanément.

Mais vous savez quoi ?

Bah malgré tout ça… Elle craint un max, notre putain d’époque. Je sais pas comment on fait. Je me ballade dans les rues de Bruxelles et je comprends pas comment on fait pour continuer d’être aussi arriérés et débiles. Y a encore des SDF dans les rues. Les transports en commun puent la pisse. Le niveau d’éducation européen est pitoyable comparé aux pays d’Asie. On a même pas encore de voitures volantes, tiens, fait chier : par contre, on a des caméras absolument partout, ça, on peut dire que personne n’a lésiné sur les moyens.
Bruxelles est la capitale de l’Europe, mais faut être complètement déglingué pour y croire une seule seconde. Dans le ciel on a bien des hélicos qui s’amusent à voler entre les magnifiques grattes-ciels tout colorés de Molenbeek-Saint-Jean, quartier gentrifié à l’extrême depuis les années 2020 ; mais je vis dans le quartier de Schaerbeek, c’est pourtant pas un trou à rat, et pourtant j’ai horreur de naviguer à l’intérieur. Le seul gros avantage de la ville c’est que, comme la plupart des cités Européennes d’ailleurs, y a quasiment plus d’automobile, chose qui n’enrageait au plus haut point. À la place, on a un putain de capharnaüm insupportable d’abrutis à trottinettes ou vélos électriques, des obèses à roller et des demeurés en pousse-pousse qui envahissent les trottoirs et les chaussées dans tous les sens. Remonter l’avenue de la Reine vers le Quartier Brabant est un enfer : Alors qu’un tram surchargé n’arrête pas de découper en deux la voirie, les gens sur les côtés se pressent en criant devant des restaurants de saveurs de tous les pays du monde, des coiffeurs, des magasins de téléphonie et des cybercafés – c’est fou comment c’est devenu populaire les cybercafés, je pensais que c’était un truc du siècle dernier moi, c’est vraiment surprenant. On vit à l’ère de l’automatisme et des fichiers informatiques, et pourtant, comme d’hab, y a une queue d’enfer devant le réseau qui gère les transports en commun, une quarantaine de personnes qui attendent dehors pour renouveler leurs abonnements et pas se taper les 225€ d’amende s’ils se font choper par un contrôleur sans titre – contrôleurs qui ont reçu des gilets anti-couteaux et des tasers y a deux ans, il était temps d’ailleurs. Et oui, y a en Europe des villes nouvelles, construction intégrale, urbanisme bien carré, fort et écrasant très inspiré de la République Populaire de Chine ; Mais les capitales Européennes elles datent du Moyen-Âge, on les renouvelles pas du jour au lendemain. Remarque je dis ça, Paris est en train d’être renouvelée de fond en comble, mais disons que c’est un peu plus facile quand la Constitution est renversée par un régime de néo-fachos tarés qui peuvent se permettre de déporter dix millions de personnes du jour au lendemain, raser leurs maisons, et reconstruire dessus.
Ça va faire un an maintenant que j’ai demandé à être mutée à Split, en Croatie ; La Croatie ça a des défauts mais au moins j’ai pas à enjamber les clochards et baisser les yeux devant les racaillous qui occupent les carrefour et les entrées de certains magasins en passant leurs journées assis sur des chaises en plastique, en riant et en écoutant de la musique très fort. Toujours pas de nouvelles du patron, il a pas envie de me voir filer. Le pire, c’est que, c’était le moins pire des choix, Bruxelles : Les clochards certains m’énervent, mais au moins c’est des êtres humains, ils peuvent être sympas à l’occasion, y a un clodo schyzo qui vit pas loin de mon immeuble ça m’arrive de discuter avec lui, il peut être très sympa quand il ne me montre pas son anus artificiel, cette poche dégoulinante de merde après qu’il ait sifflé un peu trop de bière. Si j’avais voulu juste un endroit propre et safe, j’aurais demandé le service de Lyon, en France. Sauf que dans ce cas là, ça aurait voulu dire devoir traverser des rues certes propres, mais remplies de Manteaux Blancs attardés, qui font la prière en pleine rue et qui ont tous les mêmes phrases copiés-collées en guise de réponse.
J’ai besoin de vacances, et mes trois mois de révision technique je compte pas ça comme des vacances, désolée.

Non seulement les transports en commun (Bus, tram, metro… On a rien inventé de nouveau) sont bondés et puent la pisse, mais en plus, aujourd’hui, la moitié fonctionnent pas. Pas à cause de la grève – enfin si, à cause de la grève, mais ça va faire maintenant sept mois (SEPT MOIS, oui, vous m’avez bien lue) que la Société des Transports de Bruxelles est minée par la grève, vu que la plupart des lignes sont automatisées on s’adapte plutôt bien. Non, là, c’est parce qu’apparemment, les manifestants écolos ont balancé des bennes à ordure et jeté des cocktails molotovs à l’entrée du tunnel Léopold II – ça va, c’est plutôt tranquille, y a trois semaines des black blocs ont tiré des fumigènes au mortier dans un commissariat d’Ixelles alors le service fédéral a promit de rétablir l’ordre. C’est bien ça fait parler lors des repas du dimanche en famille, moi je m’en tartine la raie, le seul truc emmerdant c’est que je décide de finir le trajet jusqu’au boulot à pied.
Heureusement, avec mes rangers et mon manteau pourri en cuir, on me confond soit avec une marginale, soit avec une lesbienne – ce que je suis volontiers, d’ailleurs. Donc généralement on me fait pas trop chier. D’ordinaire ça m’inquiète moyennement de me faire alpaguer dans la rue, parce que j’ai des implants cybernétiques qui ont tendance à calmer quand je les montres, et un gun dans l’arrière de mon jean. Sauf que là mes implants sont quasiment tous désactivés, et mon gun, c’est un Norinco, donc une vieille merde en polymer bas-de-gamme qui adore s’enrayer au stand de tir. J’hésite un moment à franchir le canal à la nage plutôt que de faire un long détour jusqu’au prochain pont, mais je me ravise – ça ferait pas bon genre de venir trempée.
La place des armateurs, devant les Quais, truffe de flics. Des flics Belges, bien sûr, mais aussi de gros camions blindés bleus et noirs estampillés « FGE » : Force de Gendarmerie Européenne. Ceux-là déconnent pas, ça se voit que la FGE a de bien meilleurs budgets que la police de Bruxelles ; Là où les Bruxellois ont encore des vieilles bagnoles à essence, de ridicules képis et des uniformes laids avec écrit « Police/Politie » dessus, les gars de la FGE ont des plastrons noirs bien épais, des lunettes brillantes affichant un magnifique ATH, ou encore un gantelet métallique qui leur recouvre l’avant-bras servant de module multi-fonction ; Certains ont même des implants cybernétiques, je note par exemple que l’un d’eux a remplacé ses deux bras par des membres en titane, un autre a la moitié du crâne brillant de chrome, une jeune fille a une armure à la place de son tronc. Les gars de la FGE laissent aller-et-venir tout le monde sans soucis, discutant à voix basse entre eux devant leurs véhicules. Ils ont tout de même des mini-blindés tout-terrains autonomes, un drone terrestre et deux petites caméras volantes qui quadrillent la zone. Je tire la langue à l’une d’elles : Je m’amuse en imaginant un analyste en costard dans sa petite caserne, qui aime pas la provocation, qui prend mes relevés biométriques pour croiser une recherche dans le système – puis qui se rend compte, pâle, avec horreur, que je suis « Classifiée Secret Europe-Défense Niveau 6 » : Plus haut que moi dans la hiérarchie, Niveau 7, y a juste les commissaires Européens, l’État-major de l’armée Européenne, et les directeurs de grands services. De quoi lui donner envie de se chier dessus s’il a appuyé trop tôt sur le bouton pour demander à des flics de montrer mes papiers.

Laeken est un vieux quartier. Des maisons anciennes, des presbytères et édifices d’une autre époque, qui sont obligés de faire progressivement la part belle aux magasins de vêtements et aux bâtiments en construction un peu partout. Et l’un de ces locaux, grand, imposant, tranche avec le beau style architectural de gens plus intéressés par l’esthétique que nous : Les locaux où je bosse sont gigantesques, faut que vous imaginiez une sorte de gros cube en verre, entouré de sculptures d’art contemporain, comme des pixels ou des bonhommes un peu étranges qui se matérialisent de tout un tas de façons. Un beau bâtiment quadrillé par des caméras, des drones, des barrières, un parking truffé de piquants et de plaques blindées qui peuvent se relever en cas d’alerte ou d’attaque terroriste, et des gendarmes de la FGE taciturnes, fusils à pompe en mains. Ils contrôlent les arrivées des véhicules bien consciencieusement, tant avec des chiens chercheurs d’explosifs qu’avec un hexapode cuirassé autonome qui utilise ses capteurs pour vérifier d’un coup d’œil la carcasse du véhicule. Il faut pas avoir oublié un truc qui sonne à l’intérieur, sinon la FGE vous fait garer sur le côté, et commence à désosser votre voiture jusqu’au plus petit boulon, ça m’est arrivé une fois à Dortmund alors que je devais présenter un séminaire sur les enjeux de la Cybersécurité, ça m’avait mit dans une colère…
Pour ça que je préfère quand même aller à pied au boulot.

Le bâtiment est magnifique, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Tout est blanc, calme, propre. Pourtant pour entrer à l’intérieur, en passant sous de magnifiques drapeaux de la « Fédération des Nations Européennes », en découvrant cette entrée merveilleuse avec sculptures, tableaux XXIe siècle de grands événements nationaux des États-membres, on se retrouve au milieu d’une situation de sièges. Plein de gardes et de gendarmes, partout, une demi-douzaine de portiques de sécurité, des caméras omniprésentes, des robots militarisés accompagnant les types avec des flingues. Je passe par le portique réservé spécialement pour les porteurs d’implants, et me met, tout naturellement, à sonner dans tous les sens en entrant. Je sors mes mains des poches pour être bien en vue, et me laisse être guidée par une femme gendarme qui me demande de me présenter devant un agent qui est derrière une vitre blindée. Je sors mes papiers de leur porte-feuille (Bien que « papier » soit un terme impropre, vu que ça va faire un moment que c’est plus en papier), présente ma main et sa puce sous-cutanée, et alors l’agent blasé me demande traditionnellement :

« Bonjour mademoiselle. Puis-je avoir le motif de votre visite ?
– Vous êtes tout nouveau vous, je vous ai jamais vu ! Je travaille ici.
– Arrivé y a trois semaines, en fait, mais heu, avant je bossais dans le parking…
Pourrais-je avoir… Nom, prénom, numéro identifiant, et service, s’il vous plaît 

– Bien sûr : Luciole. 057800JF. Département Stratégies Sécurités Numériques et Technologiques. »

L’agent lève ses yeux fatigués vers moi. Il soupire et prend son combiné de téléphone. Ça fait ça à chaque fois comme je rentre – je peux pas avoir un nom et un prénom comme tout le monde.

« Sécurité accueil. Oui ? Passez-moi le 5e étage s’il vous plaît. »

Il me fait un signe pour pouvoir m’asseoir. Je vais rejoindre l’un des sièges et pose mes fesses dessus. Parce que je supporte pas de rester assise sans rien faire, et parce que je suis une vraie accroc, je décide de retirer mon œil pas calibré et sorti de l’emballage, sous le regard médusé et semi-dégoûté du gendarme qui me surveille : il doit pas apprécier d’avoir une vue plongeante sur l’intérieur de mon crâne. Ensuite, je me met en arrière et utilise mon autre œil, le bon, lui, pour afficher un petit jeu vidéo. J’adore Tetris, c’est super cool. Avant ma passion c’était les échecs, j’étais accroc, mais vraiment, je passais mon temps en ligne à améliorer mon classement Elo en ligne plutôt qu’à bosser, alors j’ai raccroché : J’étais quand même arrivée jusqu’à 2287, c’est énorme, j’aurais pu être maîtresse à ce jeu. Bon, je m’amuse un petit moment, quand le nouveau à l’accueil m’appelle et me dit que je peux passer. Je bondis hors de mon fauteuil, et me dirige tout droit à travers le magnifique hall d’entrée pour gagner l’un des nombreux ascenseurs. Je monte en même temps qu’un type en costard, gringalet freluquet qui a des bras de métal et des implants sur le front. Sur le chemin, je passe sous l’énorme écusson de cinq mètres de haut de notre institution : « European Intelligence Force », ou « EuroIntFor » en abrégé. Le nom est en anglais alors que plus aucun pays anglophone ne fait partie de notre union européenne depuis un bon moment, et que l’usage du français et de l’allemand se sont plutôt généralisés ces dernières années : mais que voulez-vous, on a du mal à se débarrasser d’une langue du jour au lendemain, même quand c’est la langue de ses ennemis. Vous saviez que les Prussiens, les Russes et les Autrichiens parlaient français entre eux alors qu’ils étaient en guerre contre Napoléon Bonaparte ? Bah c’est un peu pareil de nos jours.

L’EuroIntFor, c’est un service de renseignement tout récent. Il n’a pas de limite de juridiction, il s’occupe de l’intérieur de la Fédération comme de l’extérieur ; Au départ, lorsqu’il a été créé il y a maintenant neuf ans, il ne s’agissait que d’un organe de pilotage et de concertation entre tous les services de renseignements nationaux des seize pays membres – ou plutôt des quinze pays membres et du Luxembourg, parce que j’ai absolument aucune foutue putain d’idée de comment le Luxembourg existe, ni qu’est-ce qu’il fout là. Et pourtant ils ont une page wikipédia et tout, ils envoient des représentants aux commissions Sécurité-Défense, ils ont leur petit siège et leur petit drapeau, ça me met sur le cul à chaque fois. On a l’Agencja Wywiadu Polonaise, la Sicurezza Militare Italienne, et paf, les services Luxembourgeois.
Puis, petit à petit, et selon les directives du Pacte de Hambantota, la Fédération a décidé de donner des domaines et des compétences de plus en plus étendues à l’EuroIntFor, avec des locaux flambants neufs et un budget très très élevé, surtout grâce à l’aide Chinoise : 16 % de notre budget je crois viens de la République Populaire de Chine, ça vous donne le niveau d’à quel point on est dépendants d’eux. D’ailleurs on a copié-collé la structure de l’EuroIntFor du Guoanbu Chinois. Un service unifié, des structures bien délimitées, une efficacité constante. On est un crash-test, on est en expérimentation, mais d’ici quelques années, il se pourrait bien que l’EuroIntFor ait complètement remplacé les services de renseignement nationaux et exige leur démantèlement, comme ça a été le cas pour, je sais pas moi, les programmes spatiaux.

On a plein de départements aux nom chantants et raffinés. On a ainsi, classiquement, un « Département Centralisé du Contre-espionnage », qui veut dire ce qu’il veut dire, c’est les gars qui traquent les attardés de la CIA et du MI-6 sur les territoires fédéraux. On a un département « Recherche et surveillance des individus radicalisés », les types qui posent des mouchards et surveillent en permanence tous les types qui sont suspectés d’un jour se mettre à fabriquer des bombes ou égorger des hommes politiques chez eux. Un super « Réseaux narcotrafics et trafics d’armes », et puis un formidable « Criminalité fiscale et réseaux occultes », qui me fait penser qu’au tout début de ma carrière, au sein de la DGSI Française, c’était pile le boulot que je faisais : Traquer des types qui payent pas leurs impôts ça a l’air moins passionnant qu’appréhender des terroristes et des trafiquants d’armes pour vous, et pourtant, je vous jure que c’était un boulot super complet et passionnant, je voyageais énormément, je faisais beaucoup de terrain, je rencontrais du beau monde en tailleur ou en robe de cocktail, et puis y avait le côté excitant de foutre en taule des cadres supérieurs avec un salaire à 15k par mois, ça donnait un sentiment de justice.

Mais comme je l’ai dis à l’accueil, je fais partie du département « Stratégies de Sécurité Numériques et Technologiques ». Dit comme ça, ça fait boulot de gros geeks boutonneux qui passent leur journée devant des ordis, et… Et c’est pas mal ça, en vrai. Mais la nouvelle Guerre Froide que nous subissons aujourd’hui elle est surtout décidée par des geeks obèses ou gringalets qui pissent dans des bouteilles, au grand dam des gros bras des Forces Spéciales qui rêveraient de plus d’explosions et de parachutages au-dessus de zones de guerre. TOUT de nos jours est informatisé, tout repose absolument partout sur le net. Les identités personnelles de tout le monde, les circulations de biens et personnes, la gestion de l’argent… Des tas de trucs extrêmement concrets reposent uniquement sur des lignes de code qui se baladent dans le vide. Vous imaginez la panique si quelqu’un peut pirater le réseau d’un hôpital et tuer secrètement quelques patients juste en commettant des erreurs volontaires de diagnostic ? Ou si au contraire, on pouvait faire une panique générale en mettant en arrêt un réseau électrique ? Imaginez l’horreur de vous réveiller un matin, et de votre que votre compte bancaire est magiquement à 0€. Et que, en allant au commissariat, vos papiers biométriques ne correspondent pas. Et vous ne pouvez plus aller chez le médecin, parce que vos informations médicales ont foutu le camp. Vous n’existez pas. Vous pouvez aller crever dans le caniveau. C’est déjà arrivé, on a dû gérer des affaires comme ça ; Plus globalement, l’Europe est terrifiée par la cyber-attaque de 2031 où la NSA a réussi à foutre la ville de Madrid dans le noir, plus rien ne fonctionnait pendant quarante-neuves heures, en représailles des opérations militaires à Gibraltar : ça a été terrible, on pense que deux cent personnes sont mortes dans des dizaines d’accidents, de coupures, de surchages électriques.... C’est là qu’on s’est dit qu’on avait besoin de se protéger efficacement, je pense, et qu’on a investit vraiment à fond dans la sécurité numérique.



Le cinquième étage c’est donc là où je me rends. On partage l’étage avec le département « Investigations et analyses économiques et industrielles » – pour faire simple, c’est les gars qui surveillent Amazon, Google, Facebook, et en général toutes les entreprises qui souhaitent faire de l’espionnage industriel, alors qu’à côté, on fait nous-même de l’espionnage industriel, c’est le département « Intérêts de recherche technico-scientifiques » qui s’en charge, ils sont au 4e étage mais ils sont dans le même bloc d’escaliers et d’ascenseurs que ceux du 5e donc c’est presque deux jumeaux toujours à bosser ensemble. La guerre froide moderne elle a une drôle de gueule : On déteste les Américains, on honnit les États-Unis d’Amérique, mais les citoyens Européens continuent d’être totalement soumis à la culture et aux médias ricains. Ça change progressivement, d’année en année, en lien avec les directives du Pacte de Hambantota, mais on peut pas (encore) censurer Twitter du jour au lendemain, faut que ça se fasse progressivement sinon les gens gueulent. Les gens gueulent déjà suffisamment, y a des émeutes, des grèves et des manifs dans tous les sens, là les gouvernements Européens font l’équilibriste pour pas s’effondrer, c’est vraiment pas le moment de tout faire sauter.
Pour le reste de l’étage, on a aussi le service « Auditions et interrogatoires ». Vu que c’est un service qui a un lien direct avec l’hélipad, le garage, et un ascenseur privé qui descend au sous-sol et aux cellules, vous devinez assez bien de quoi il s’agit : en gros le service Auditions et interrogatoires, c’est notre pièce spéciale torture. J’exagère qu’un tout petit chouïa. C’est l’endroit où on a des détecteurs de mensonge, des cubes ultra flippants, et tout un tas d’outils pour tester des méthodes physiques et psychologiques pour faire parler quelqu’un. Tous les départements adorent utiliser ce service les uns après les autres, mais on a une liste d’attente donc faut réserver au moins deux semaines à l’avance.
Enfin, tout au bout, on a aussi le département « Recherches sociales ». Le nom fait innocent, pourtant, c’est ce que je pense être le département le plus terrifiant de tous, parce qu’il est celui qui concentre le plus d’experts et consultants de nationalité Chinoise. Comme vous le savez peut-être, le système de crédit social est important en République Populaire de Chine : Le Pacte de Hambantota a parmi ses directives des recommandations d’installer un système similaire en Europe, et c’est ces gars là. La plupart des lois Fédérales Européennes sont censées protéger la liberté de l’individu, et parfois ça limite les fichages et recoupages de données des gens, sauf dans le cadre bien défini du renseignement. Ce département là en a rien à carrer. Ils font des fiches et publient secrètement des données très bien fournies sur tous les groupes religieux, ethniques, nationaux, économiques d’Europe : Ils sont capables d’évaluer par exemple le nombre de Musulmans, où ils vivent, leurs différentes mouvances, et faire des données de plus en plus fournies comparées à d’autres. Le but ça serait de motiver des recherches bien ciblées et des projets d’urbanisme, alors ça la Commission Européenne adore.

Donc vous voyez, tout plein de services, dans tous les sens, l’EuroIntFor c’est une grosse maison. Y a que le département « Renseignement militaire » qui marche pas, parce que les crétins de l’Armée Européenne insistent pour avoir leur propre service rien qu’à eux et pas partager. Ils vont bien être obligés mais ça va faire des querelles de paroisses entre gros cons en costume-cravate. Rien de nouveau sous le soleil quoi.

C’est quoi, le profil moyen d’un type qui bosse à l’EuroIntFor ? Eh bien, c’est ça qui est génial et qui fait que j’adore ce boulot : Y en a aucun. On recrute de tout, partout, parce qu’on est tellement divers. Y a des militaires, des flics, au recrutement plutôt standard et direct ; mais on recrute aussi des ingénieurs, des universitaires, des analystes, des types sans aucun diplôme mais qui ont des spécialités intéressantes, comme des traducteurs ou des techniciens. On a des autodidactes et des types qui ont fait des grandes études. Des psychologues et des chercheurs en sciences humaines, des tireurs d’élites et pilotes de drones, des programmeurs et anciens salariés du privé. On a l’avantage d’avoir la force de la jeunesse, de pas encore avoir une élite de gros cons qui verrouillent toutes les places et nomment que leurs amis à eux. C’est plein d’opportunités, c’est super vivant, je croise des gens super différents, de toutes les religions (Ou pas de religions, ce qui est encore mieux) et de toutes les langues et origines. On recrute même hors-Europe, il faut pas croire. C’est vraiment un boulot que j’adore, surtout que ça fait un moment que je le faisais, DGSI, DGSE, puis maintenant j’ai eu cette opportunité là, je suis très chanceuse – c’était mieux que finir dans une boîte privée.

Et puis j’ai des super collègues aussi, ceux que je vais voir dans deux minutes.
Monsieur Dole
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Re: Intelligence

Message par Monsieur Dole »

Je passe un par un les portiques et les étapes de la sécurité, en retirant le holster de mon pistolet et les différentes choses qui pourraient biper, autre que tous les matériaux métalliques qui sont dans l’ossature que constitue mon corps – si seulement on peut appeler ça un corps. Heureusement, ça se passe bien, parce que je connais tous les gendarmes qui sont en charge de me faire passer. On les remplaces pas tous les jours, alors forcément.

« Salut Luciole. Tu es bien remise ? » me demande un type de cinquante balais, cheveux poivre-et-sel, alors qu’il contrôle mes relevés biométriques.
« Comme sur des roulettes, Mohammed. C’est bien ça m’a permit de me détendre.
– Coucou Luciole ! Me alpague un autre larron avec un calot, tandis qu’il utilise une machine à infrarouges pour contrôler la rétine de mon œil gauche et droit. Tu reprends du service ?
– Yo Goran. C’est mon dernier jour de contrôles aujourd’hui, je devrais effectivement reprendre le service actif.
– Hé Luciole, me fait une petite femme noire en me faisant signer numériquement un registre. C’est l’anniversaire de Karim dans deux semaines, si t’es de retour t’es toujours invitée.
– Dur d’oublier quand on a un agenda dans le crâne, je répond en me tapant la tempe. Vous lui avez acheté quoi comme cadeau avec la cagnotte, du coup ?
– Toujours rien, on arrive pas à se décider. C’est Karim tu sais, à chaque fois qu’on lui demande ce qui lui ferait plaisir, il répond comme un enfoiré, boah, peu importe.
– Pfeuh. Achetez-lui une montre, ça passe partout ça non ?
– C’est ce que j’ai proposé aux garçons mais Goran et Nicolae sont pas d’accord. Ils veulent lui acheter une trottinette électrique.
– Karim il vit à Termonde il va pas se ramener au boulot en trottinette.
– Oui, mais ils disent que ça peut faire plaisir à son fils.
– C’est complètement con. Mais je te fais confiance, redonne-leur le sens des priorités là, ils sont demeurés. »

Elle sourit et me lance un « compte sur moi » alors que les portes blindées coulissent et me laissent entrer. Je me retrouve au milieu d’une gigantesque salle de contrôle, remplie partout d’écrans interactifs, d’ordinateurs, avec des analystes et des techniciens qui bossent dans tous les sens. Alors que je remonte lentement le labyrinthe de bureaux, de tables, de chaises sur lesquels des gens bossent, tout le monde se retourne les uns après les autres. Et tous, ils viennent me voir pour me serrer des mains, pour me souhaiter un bon retour, pour prendre de mes nouvelles. C’est magistral le temps que ça prend : Au lieu de mettre trente secondes à traverser la grande salle, je prends cinq minutes.
Mais je m’en plains pas. Je suis pas asociale, je suis même ultra-grégaire. Je connais tout le monde ici, toutes les personnes qui bossent dans ce bâtiment – même les techniciens de surface qui viennent passer la serpillière et remplir la machine à café je connais leurs noms, où ils vivent, et s’ils ont une famille. Pas pour les ficher, juste parce que je suis une sacrée pipelette. Et puis, c’est vachement plus facile de retenir la vie des gens quand on a un disque-dur PRAM pour compléter la mémoire de son crâne. Au début de ma nouvelle carrière, j’étais très malaisée à l’idée que tout ce que je sais des gens qui m’entourent ne tienne qu’à de minuscules particules métalliques sensibles qui fonctionnent dans mon crâne – mais au fond, vous aussi, vous risquez de devenir amnésique si vous avez un accident, je suis peut-être plus mécanique, mais je suis pas différente de vous.
C’est ainsi que je peux faire coucou à Sonia qui a six frères et sœurs et qui a grandit dans une banlieue pourrie de Turin, décliner l’offre d’un café noir de Majid, qui lui adore les espressos lattés et a récemment divorcé, sa femme étant partie vivre à Katowice avec leurs enfants, et puis je lance une plaisanterie au pauvre Menno qui va devoir arrêter de bouffer n’importe quoi depuis qu’on lui a diagnostiqué de l’hypertension artérielle.

Le seul moment où je m’arrête, c’est quand je croise un·e semblable. Quiscale est en train de lire un dossier, à moitié assis·e sur la table de Rodrigue qui pianote sur un ordi, un câble informatique sortant de l’ordi pour être attaché à un port gravé sur sa tempe. Quiscale a aujourd’hui un corps d’homme, moustachu, beau costume cintré, cheveux bruns courts mais très épais sur la tête. En me voyant, ses yeux pétillent et il saute de la table pour s’approcher de moi, avec un gigantesque sourire.
De tous mes frères et sœurs, Quiscale est cille qui est le·a plus humain·e. Pas comme Épervier qui a des objectifs d’appareil photo à la place des yeux, Gerbille dont les jambes ont été remplacées par des prothèses électroniques qui fait qu’elle n’a plus besoin d’acheter de chaussures, ou Auroch qui de nous tous est celui qui ressemble le plus à un robot. Quiscale lui/elle est la reproduction parfaite d’un être humain. Toutes les parties de son corps ont une reproduction extrêmement poussées, au point où on peut distinguer des grains de beauté, des poils animés, des débuts de ride ou des tâches de rousseur, des petits boutons, des griffures, de minuscules cicatrices de varicelle – le diable est dans le détail. Dans le passé, on parlait de « Uncanny Valley » pour désigner cet état de la robotique où on flippait devant un androïde « trop » humain. Quiscale a été fabriqué·e pour l’outrepasser. Personne n’est capable de le·a confondre avec un mutant : iel saigne, iel tousse, iel vomit.
Le truc marrant, c’est que Quiscale choisit ce qu’iel veut être. Homme, femme, blond, brun, grand, petit. Iel a un panel de sélection assez formidable. Et comme c’est un·e ancien·ne comédien·ne, iel est super fort·e pour se faire passer pour ce qu’iel veut.
Le problème c’est que je pense qu’iel-même ne sait jamais ce qu’iel est vraiment.

« Chloé ! Ça fait du bien de te revoir, je-
Luciole.
– Luciole… Désolé, sincèrement, je…
Bref. J’ai eu peur pour toi. Ça va ? Tu t’es remise ? Complètement ?

– Je…
Rodrigue, salut. Désolé, j’aimerais parler avec Quiscale en… Tu vois.

– Oui oui, pas de soucis ! On en avait terminé de toute façon. »

Le pauvre analyste fait genre qu’il n’a pas entendu l’énonciation de mon prénom – ou de ce qui était censé être un prénom. Il reprend son travail tandis que Quiscale lui donne son dossier et termine quelques mots, puis moi et mon·ma sœur·frère nous éloignons vers une des salles de repos du cabinet : de grandes vitres transparentes, mais c’est insonorisé. Y a des canapés, des posters de films, machines à café et frigo où on peut mettre des sandwiches et des snacks, et deux micro-ondes si besoin : avant on en avait qu’un c’était chiant, mais grâce au budget de la République Populaire de Chine on a pu s’en payer un deuxième. Quiscale ferme derrière-moi, et si tout le bureau peut nous regarder, et sûrement faire les commères, personne ne sait de quoi on parle.

« T’as choisi ton jour pour revenir. Superviseur est dans le poste de commandement... Avec le commissaire sécurité-défense...
– Tu te fous de ma gueule ? »

Je tourne mon regard vers le-dit poste de commandement. Les vitres ont été teintées en noir pour qu’on ne puisse pas voir au travers, et je regrette que mes modules rétiniens soient en révision : j’aurais adoré pouvoir voir au-travers des murs pour confirmer les dires de Quiscale.

« Fait chier, le boss m’a pas prévenu. Pour ça qu’il a insisté pour que je vienne aujourd’hui, je suis sûre…
– C’est à propos de quoi, à ton avis ? Ta mission aux States ?
– Peut-être, mais il y a sûrement plus derrière.
Ça c’était tellement mal fini, Quiscale… J’ai cru que j’allais crever. »


Quiscale regarde ses pieds et se gratte l’arrière du crâne. Iel est tellement humain·e qu’iel copie même les tics et les réactions de gêne des êtres humains.

« Oui, ça n’a pas dû être facile pour toi… ça a fait ressurgir de mauvais souvenirs ?
– Et comment. Le pire c’est même pas l’idée que j’aurais pu être butée par les fédéraux ricains, mais qu’ils parviennent à me capturer vivante. Mon corps n’arrêtait pas de me désobéir, des implants tombaient en panne, des morceaux de moi, c’était… Voilà quoi.
– Cela a toujours été ta plus grande phobie, de perdre le contrôle de ton corps.
– Merci bien, docteur. On voit que ton diplôme en psychiatrie te sert.
– Il faudrait que tu voies quelqu’un.
– Je te voyais toi, au départ. Ça devient difficile de faire des séances quand on couche avec son thérapeute, pas vrai, hein ? »

Je me tourne pour le foudroyer du regard. Quiscale baisse les yeux et ne me répond pas. Iel sait qu’iel a déconné sévère. Mais je ressens pas vraiment de remords à le lui rappeler.

« Pourquoi tu me parles de tes problèmes si c’est pour me dire de la fermer la seconde d’après ? Au bout d’un moment je sais plus quoi dire.
– Parce que je suis une grosse conne, tu devrais le savoir depuis le temps.
– Ce genre de stratégies mentales pour pas confronter ta situation et seulement l’effleurer commence à devenir très très fatigante, Luciole. Je t’aime… bien. Mais tu commences vraiment à me fatiguer. Je ne sais jamais sur quel pied danser avec toi.
– Personne t’as jamais obligé à venir à Bruxelles avec moi, Quiscale. T’aurais pu te casser comme tous les autres. Après Léda on s’est tous séparés.
– Pas tous. Auroch et Épervier sont toujours ensemble, je leur parle souvent. Pareil pour Raie-manta, ainsi que Capucin qui a reçu une promotion récemment. Y a que Gerbille et Cigogne qui ont disparu des radars, et puis Gecko qui ne veut plus trop-
– Tu vas pas me refaire la liste, oui ? De toute façon t’auras pas à me tolérer plus longtemps, je me casse bientôt en Croatie, je supporte plus cette ville de merde. T’auras plus à m’écouter me plaindre, puisque ça te fais tellement chier. »

Iel ouvre la bouche pour rétorquer quelque chose. Je devine déjà ce qu’iel va dire, parce que ça serait la douzième ou la treizième fois maintenant : iel va me rassurer, me dire qu’iel tient à moi, qu’iel s’inquiète, qu’iel sera toujours là pour moi, et tout, et tout. Mais iel remarque le regard noir que je lui lance – enfin, j’essaye de faire un regard noir, c’est difficile avec des sourcils artificiels et des yeux bioniques. Je crois qu’iel comprend que ça sert à rien, alors iel ferme ses lèvres et regarde ailleurs.

« On a terminé de craquer ce que tu nous a ramené du Maryland. Superviseur te filera les détails.
– J’espère que ça vaudra bien la mort de quatre hommes.
– T’étais proche d’eux ?
– Difficilement. On a fait connaissance. C’était quatre militaires typiques : sales cons, extrême-droites, cathos, misogynes…
Mais ça me fait tout de même mal, quoi. J’ai bien été obligée d’être un minimum empathique envers eux, puis ils sont morts d’un coup, les uns après les autres, sans que je puisse rien faire.

– C’est triste, mais malheureusement on a trop connu ça. Les types qui rejoignent les forces spéciales, ils savent qu’ils risquent d’être sacrifiés à tout moment.
– J’en ai connu des dizaines et des dizaines des gars comme ça qui se font tuer, mais j’arrive jamais à vraiment m’y habituer. Nous autres on a plus de famille, personne qui tient à nous, mais les miloufs ? Le lieutenant était marié, l’adjudant avait une copine, le caporal une sœur malade qu’il aimait.
– Leurs familles n’auront jamais les corps. On dira qu’ils sont morts à l’entraînement. Pas de médaille, pas de dépouille pour pleurer… Mais au moins elles auront une pension à vie. La Fédération des Nations prendra soin d’eux. C’est déjà beaucoup quand on voit la misère sur notre continent.
– Ben ouais, y a bien une raison pour laquelle les gens s’engagent dans l’Armée Européenne, non ? Et c’est pas toujours le patriotisme.
– Pas pour toi, en tout cas.
– Le patriotisme c’est la vertu des brutes.
– Pitié, ne dit pas ce genre de choses au commissaire s’il demande à te rencontrer. On a besoin d’une avance de budgets pour avoir un baby-foot et une console de jeu dans la salle de repos. »

Je ricane à la plaisanterie de Quiscale, puis me dirige vers un tiroir. J’ouvre un paquet de kinder country et sort une barre chocolatée que je commence à croquer. J’ai pas déjeuné ce matin, et s’il est vrai que je n’ai normalement pas besoin de nutriments (On a de la nourriture en poudre et des barres énergisantes pour ça), j’ai besoin de sécréter un peu de sérotonine pour me détendre en me mettant du sucre dans la bouche – l’autre solution c’est de demander à Quiscale de coucher avec moi, mais je sais que comme les deux dernières fois je vais regretter, le bloquer sur messagerie et l’ignorer pendant deux mois avant de lui parler à nouveau.

« On a tué pas mal de ricains aussi.
– ça a fait les gros titres des journaux.
– Oui.
Attentat terroriste Québécois… C’est vraiment ça l’explication qu’ils ont retenu, ces enfoirés ?

– Vous aviez des passeports de Québec, faut pas s’étonner. Mais c’est plus compliqué que ça, aussi… On a été obligé de faire de l’intox après que le drone ait tiré ses deux missiles. Ce qui se passe, c’est que l’Europe a gardé le silence radio absolu, mais en même temps, on a lancé du code pourri dans nos systèmes de défense pour imiter une vulnérabilité. La NSA ricaine s’est jetée sur l’occasion et nous a hacké quelques phares et postes de commandement militaire, ça a été le bordel. Mais au moins, maintenant, ils sont persuadés que des terroristes ont été capables de nous voler un drone.
– Donc au lieu de nous prendre pour des agresseurs ayant tué des citoyens et des agents fédéraux de leur pays, ils nous prennent juste pour des teubés incompétents ?
Sympa.

– Le FBI et le Homeland Security sont moins dupes en revanche. Ils enquêtent toujours.
– C’est ça qu’est génial avec les USA. Ils ont tellement d’agences de renseignement concurrentes qu’elles se contredisent tous et se tirent dans les pattes. »

Quiscale approuve d’un hochement de tête. CIA, FBI, DIA, DHS, NSA, NGA, NRO, INR… Même leur ministère à l’énergie a un service de renseignement, ça s’appelle l’OICI ! Tout un tas d’initiales que vous devez reconnaître ou non, mais qui vous laisse deviner ce qui se trame derrière : les États-Unis ont un magnifique système de renseignement, mais beaucoup trop divisé pour être parfaitement efficace, c’est ces failles qu’on doit exploiter. D’autant plus que ces agences doivent se répartir un « black budget » et qu’elles se battent pour avoir la plus grosse part du gâteau des subventions chaque année. C’est encore pire si on rajoute tous les alliés américains, genre le fameux « Five Eyes » auxquels ont adhéré le Canada, la Nouvelle-Zélande, l’Australie et le Royaume-Uni, et tout leur panel d’agences associées. Tenez, les angliches, par exemple, ils ont le MI-5, le MI-6, le GCHQ, la DI…
Hé, ça vous fait plein de lettres et de chiffres dans tous les sens. Vous inquiétez pas, je vous demande pas de vous les apprendre. Juste qu’il faut vous imaginer que chacune de ces petites lettres a des espions, des flingues, des bagnoles, des locaux avec des jolies statues et des bâtiments, et qu’ils sont obligés de coopérer et d’échanger avec leurs structures informatiques. Pour ça que j’espère beaucoup, et que la Chine et l’Europe espèrent également que l’EuroIntFor ne sera pas un bide, mais une réussite. Ça nous ferait vraiment une longueur d’avance un gros édifice de renseignement unifié et centralisé. Surtout pour le magnifique régime totalitaire et fasciste que semble souhaiter devenir ma belle Europe. Youpi youpi.

« T’as maté la série Shield and Faith ?
– Nan. L’Histoire ça m’intéresse pas du tout.
– C’est une très bonne série pourtant, tu devrais aimer. Y a des gens qui baisent toutes les vingt minutes et plein de sang.
– C’est vrai que j’ai un goût immodéré pour le sexe et les types qui se castagnent en épée, mais j’ai malheureusement mieux à faire de mes soirées.
– Ah oui, quoi ? »

Sniffer des rails de coke et aller voir mon copain dans le coma grâce à la VR.

« Sortir. Tu devrais essayer, Quiscale, au lieu de passer tes soirées devant ton ordi, peut-être tu serais moins chiant. »

C’est l’hôpital qui se fout de la charité. Quiscale lit des bouquins et matte des films avec son chat sur ses genoux, c’est bien moins déprimant que moi qui passe des heures et des heures non-stop dans une dimension virtuelle. Mais j’ai une réputation à tenir, voilà.
Alors que je bouffe des kinders assise sur le canapé, les portes du PC s’ouvrent. En sortent des gardes du corps de 2 mètres de haut avec des lunettes de soleil, des hommes et des femmes en costume, et surtout, deux types que je reconnais : Mon Superviseur, et le commissaire sécurité-défense. Ils se serrent la main et se parlent, puis Superviseur tourne son regard sur moi, assise en tailleur sur le canapé, du chocolat sur les lèvres, le paquet sur les jambes. Il me fait un signe de doigt de derrière la vitre, alors je me dépêche de me lever, de me passer la manche de mon manteau sur la bouche puis de quitter la salle de repos.

Quiscale talonne derrière-moi. On traverse les bureaux et on s’approche. Superviseur fini de parler rapidement avec le commissaire, je comprend pas trop leur discussion, puis ils se serrent vigoureusement la main. Superviseur me foudroie du regard.

« Luciole, Quiscale, dans mon bureau.
Monsieur le commissaire, nous sommes à vous dans trois minutes.

– Pas de problème, colonel. Prenez votre temps. »

Je reste bébête devant le commissaire. Je l’ai déjà vu à la télé : Plus petit que moi, implants capillaires sur son crâne dégarni, lifting et opérations chirurgicales pour faire jeune et beau, il a un sourire de fils de pute et un costard qui doit valoir plus cher que mon salaire mensuel. Il pue l’eau de Cologne et a une Rolex à son poignet. Je le déteste instantanément. J’ignore si je dois lui faire un salut militaire ou pas, alors j’ai l’air très bête devant, mais finalement je le dépasse pour suivre Superviseur qui monte un escalier en métal qui mène jusqu’au son bureau, surplombant la salle de contrôle sur laquelle il a une vue plongeante. Sur sa porte, un hologramme affiche : « Lieutenant-colonel Karl Köstinger, directeur adjoint EUROINTFOR, responsable département SSNT ».
Le bureau de mon boss est très beau. Y a des petites plantes vertes, un magnifique tableau de la Bataille de Lépante derrière lui (L’art Européen au XXIe siècle adore représenter de grandes scènes historiques, la faute aux subventions bien dirigées de la Fédération), un beau bureau design très épuré sur lequel il a posé son ordi à l’écran ultra-fin, et plein de photos, partout, de sa femme et de ses enfants : il a même des photos d’eux bébés alors que le plus jeune a aujourd’hui six ans, ils sont souvent comme ça, les papas. Y a aussi, dans une petite galerie, des décorations militaires, et des photos de lui jeune. Ce que vous devez savoir sur Superviseur, c’est qu’il est obèse. Vraiment, il est beaucoup trop gros, il est essoufflé rien que d’avoir monté les escaliers métalliques. Il devient très vieux, aussi, il a perdu presque tous ses cheveux sur sa tête. Du coup, les photos de lui jeune, dans sa galerie, on s’étonne toujours et on refuse de croire que c’est la même personne – y a une photo de lui à vingt ans, torse-nu, à l’époque où il était Oberleutnant dans l’armée Autrichienne, je crois que la photo date de 2017. La première fois que je l’ai vue j’admets que j’ai eu une montée modérée de température corporelle dans ma carcasse. Mais voilà, Superviseur a été planqué dans un métier de bureau, il a eut le stress d’avoir des enfants, et maintenant il est hyper gros et gras.
Mais je l’aime bien. C’est un pur catho-nationaliste comme l’Armée Européenne adore, et c’est vrai que j’aime pas les gens comme ça, mais il s’est avéré progressivement devenir quelqu’un de très empathique, calme, tolérant, et courtois. C’est un excellent chef, et même s’il nous arrive souvent de nous friter, il respecte mon rang et mon expérience, donc en échange je respecte son autorité. Je crois que le boulot serait foutrement plus difficile sans un type comme ça pour me commander.

« Fermez la porte.
Avant toute chose, Luciole, comment allez-vous ? Ça va ? Vous allez mieux ? J’ai suivi vos révisions techniques et j’ai vu vos rapports médicaux, c’est brillant – mais votre sentiment est comment ? Si vous n’êtes pas prête à revenir, je peux étendre votre congé, il n’y a pas de problèmes.

– Non vous inquiétez pas, mon colonel. Je dois aller faire réactiver mes implants et remplacer mon œil dans l’après-midi, puis la semaine prochaine à la fin de mon congé je serai totalement opérationnelle.
– C’est bien. Très très bien. Vous avez fait une sacrée frayeur au service, nous sommes tous heureux de vous revoir saine-et-sauve.
Il est dommage que ce ne soit pas le cas de vos quatre camarades. Et que les choses se soient terminées d’une façon aussi sanglante… Dieu veille sur eux. Quiscale vous en a parlé ?

– Oui, et j’ai lu les journaux. Attentat Québécois, c’est sérieux ?
– Les ricains sont sur les dents depuis que le Front de Libération du Québec a assassiné leur Secrétaire d’État en 2038. Le Québec est une zone d’intérêt stratégique.
– Peut-être parce que c’est plein de gaz de shale, Superviseur.
– Toujours est-il que ça nous a offert une sécurité commode, on l’a échappée belle. Mais nous avons tout de même été pris la main dans le sac comme des bleus. Nous ne savons toujours pas comme la Sécurité Intérieure a pu intervenir si vite sur place, ni pourquoi ils n’étaient pas affichés sur le réseau d’urgences du Maryland. On suspecte qu’il a pu y avoir une compromission des services, le Contre-Espionnage va enquêter secrètement... »

Je regarde par la fenêtre, vers la salle de contrôle.
Je connais tout le monde ici. Tout le monde. Y a des types sympas et d’autres beaucoup moins. Mais que l’un d’eux soit un traître à la solde des anglo-saxons ? Ça m’étonnerait. En même temps, qu’est-ce que j’en sais ?

« Les quatre gars sans marques qui ont failli me tuer, vous les avez identifiés ?
– Non. Même le drone volant qu’ils employaient n’avait aucune signature numérique. Ça sent fortement CIA, à mon avis.
– Pas le mien. Les types parlaient fort, n’avaient aucune discipline militaire, ont pas hésité à tirer comme des fous dans leur collègue… Pour moi c’est très clairement des mercenaires. Peut-être Whiteshark qui voulait récupérer son colis ?
– Les sociétés militaires privées n’ont pas d’autorisations à se déployer sur le territoire américain, hors de sièges sociaux et de casernes fortement contrôlées.
– Parce que les USA c’est le genre de pays où les corporations respectent les lois ? »

Un tout petit sourire naît sur le visage de Superviseur. Mais il s’estompe bien vite.

« Peu importe dans tous les cas. Nous continuons nos recherches de ce côté là, même si ça semble être une piste morte.
Ce qui est plus intéressant, c’est le colis que nous avons récupéré dans le camion d’Artémis. Le gouvernement Chinois a bien fait de nous prévenir. C’est absolument terrifiant. Pour ça que le commissaire est ici, notre allié a été prévenu.

– Alors, de quoi il s’agit ? »

Il se tourne et affiche le contenu de la mallette sur l’écran géant derrière lui.

« Un dispositif de piratage très évolué, la réponse à nos systèmes actuels de protection. Il va falloir qu’on commande de nouvelles mises à jour globales, une chance que nous ayons intercepté ce colis à temps. Qui sait ce que les États-Unis, ou le Japon, ou Whiteshark auraient pu faire avec ?
– Il a quelque chose de particulier, ce dispositif ?
– Oui. Il est spécialisé pour cracker les protections des individus augmentés… Il s’immisce dans les mémoires neurales pour tenter de s’emparer d’eux à distance. »

L’idée me fait grincer des dents. C’est comme si vous étiez un homme et que je vous montrais une vidéo d’un mec qui reçoit une balle de golf directement dans les roubignoles – bah là, c’est cet effet que j’ai vécu. Une machine pour entrer dans ma cervelle ? Terrifiant.

« Et c’est Whiteshark qui l’a commandée ?
– Whiteshark est déployé sur six théâtres d’opérations différents à travers le monde. Les armées, privées ou étatiques à travers le monde sont de plus en plus consommatrices d’implants cybernétiques, c’est peu étonnant. Mais imaginez que cette technologie soit entre les mains de groupes terroristes, ou de milices privées, les dégâts immenses qui pourraient être réalisés…
– Oui, je n’imagine que trop bien.
– L’entreprise qui a construit ce dispositif est maintenant sous watch-list de tous les signataires du Pacte de Hambantota, mais on peut pas commander un embargo sans raisons. Pas encore.
– Sinon on peut juste tirer un missile sur leur siège social, puisque apparemment ça n’a pas l’air de gêner monsieur le Commissaire ?
– Tu dis ça pour rigoler, intervient soudainement Quiscale qui est assis·e dans un coin, mais c’est une option qui a été sérieusement envisagée au Conseil de Défense. On a refusé juste parce que l’espace aérien Japonais est vachement mieux protégé que celui de Baltimore.
– Pour l’instant. Avec notre attaque, les Américains vont se mettre à jour et compenser leurs failles. C’est ça qui est chiant avec la guerre froide, on peut jamais briser l’équilibre bien longtemps, et faut tout le temps être à jour, constamment.
– Toujours est-il que ce dossier est devenu prioritaire. On va mobiliser toute notre attention dessus, quitte à mettre les autres affaires de côté pour l’instant. J’ai envie d’envoyer des agents aux États-Unis pour casser les locaux de Whiteshark et en savoir plus sur leurs commandes. Et je pensais à vous. »

J’approuve d’un hochement de tête.

« Logique, oui. Puis c’est un beau pays, les USA.
– Quiscale se déploiera naturellement avec vous. On peut vous attribuer quelques renforts de l’EuroIntFor, et bien sûr alerter le Commandement des Opérations Spéciales de l’armée Européenne pour qu’ils vous fournissent soutient et logistique.
– Tout naturellement.
– Il y a, en revanche, un autre soucis… Le commissaire, en bas, il souhaite vous parler. »

Superviseur a l’air particulièrement gêné de cet aveu. Moi, je me contente de hausser les épaules.

« Y a une raison en particulier ?
– Pas la moindre idée, mais il semblait être au courant de beaucoup de choses sur vous. Il est probable qu’il a lu les dossiers de l’initiative Léda, des choses que moi-même j’ignore. »

Je détourne le regard vers Quiscale. Iel tourne la tête pour regarder la salle de contrôle.

« Vous auriez pu au moins avoir l’amabilité de me prévenir de son arrivée, mon colonel.
– J’aurais aimé, mais c’était un rendez-vous surprise, ce matin-même ! Je pense qu’il est là rien que pour vous, il n’a fait qu’une visite des services extrêmement rapide, des choses qui auraient pu se régler avec son adjoint. Je n’ai aucune idée de ce qu’il vous veut, et apparemment, ça n’a pas l’air de me regarder.
Je suis franchement désolé, Luciole. Si vous avez besoin de vous couvrir, je le fais sans hésiter, vous me connaissez.

– Non. Non je comprends, Superviseur… Je vais m’en occuper. »

Je me tourne vers Quiscale.

« T’es au courant de quelque chose, toi ?
– Non. J’ai été prévenu que ce matin.
– Et il a pas demandé à te voir ?
– Absolument pas. Il en a rien à foutre. »

Je soupire un peu.

« Bon ben, allons voir qu’est-ce qu’il me veut, alors. Y a des choses que je suis censé savoir sur monsieur le Commissaire ? »

Le Superviseur réfléchit.

« Ce que vous savez pas déjà en regardant la télé ?
– Je sais qu’il est Français, c’est déjà pas mal. Son parcours est plutôt technocratique ?
– Grandes écoles, secteur privé, lobbyiste parlementaire, parachuté à la Commission pour ses aptitudes. Il a jamais fait l’armée, ni la police, et pourtant il est commissaire sécurité-défense.
– Oui, comme presque tous… Quoi d’autre ?
– Il a grandit auprès des Manteaux Blancs.
– Ah. Merde.
– Et son épouse est Chinoise.
– Putain, le tiercé…
– Surveillez votre langage, Luciole.
– Pardon, mon colonel. »

Les épouses chinoises c’est un sacré critère discriminant pour moi. Faut que vous compreniez : Y a eu un moment, et ça se fait toujours maintenant, où la République Populaire de Chine a décidé d’augmenter son influence sur l’Europe. Sur ses cadres, ses élites, des officiers militaires, ses diplômés d’excellentes écoles… Et le meilleur moyen qu’ils aient trouvé, c’est d’enrôler de force de jeunes filles Chinoises un peu jolies. Quand t’es un gros geek boutonneux puceau qui parle a personne et qui sort d’école d’ingé, tu deviens soudainement beaucoup plus séduisant aux yeux de femmes Chinetoques. Ce sont des collaboratrices du Guoanbu, qui ont un rôle de corruption politique et de surveillance. Un type avec une femme de nationalité Chinoise, surtout haut-gradé dans la société, pour moi, c’est automatiquement un type à la botte de Beijing. Pas étonnant qu’il soit devenu commissaire.

« Merci pour tout, Superviseur.

– Pitié, Luciole, ne faites pas un scandale…
– Je sais être très discrète et courtoise lorsque je le souhaite, mon colonel, ne vous inquiétez pas. »

Je dépasse Quiscale et fait coulisser la porte électroniquement devant moi. Je descend lentement les escaliers de métal. Je vois que les gardes-du-corps armoires à glace attendent devant une porte. C’est là que je remarque, c’est assez discret, mais comment ils ont pas mal d’implants : Ils portent des lunettes de soleil car leurs yeux derrière ont des rétines augmentées. Ils m’observent avec une certaine suspicion, comme je suppose ils doivent soupçonner tout le monde.
Un collaborateur de monsieur le commissaire me fait entrer dans une petite salle annexe, qu’on réserve normalement pour les visiteurs. Il est là, avec son petit café, à regarder par la fenêtre l’immonde ville de Bruxelles – je me demande ce qu’il en pense. Lorsqu’il me voit, il se retourne et s’empresse de venir me serrer la main.

« Ah ! Merci beaucoup Bruno, merci, ce sera tout.
Entrez, agent Luciole. Enchanté de vous rencontrer, j’ai beaucoup entendu parler de vous. Asseyez-vous, s’il vous plaît, ce ne sera pas très long. Vous voulez boire quelque chose ? Thé, café ?

– Café.
– Lait, sucre ?
– Café.
– Bruno, amenez un café noir pour l’agent Luciole, je vous prie. »

Empressé par l’homme politique, je me retrouve à m’avancer et à m’asseoir sur une chaise fort inconfortable. Monsieur le commissaire sourit beaucoup trop pour son bien. Il vient de l’autre côté du bureau et s’assoit, avec un petit soupir d’aise.

« J’étais présent dans le poste de commandement lors de votre opération aux États-Unis. Comment allez-vous ? »

Tout le monde me pose cette question aujourd’hui, décidément.

« J’ai quelques examens à passer, mais je devrais être à nouveau opérationnelle la semaine prochaine, monsieur le commissaire.
– Bien, bien ! Cela fait plaisir à entendre ! »

Je vous avoue qu’il me met très très mal à l’aise. Je reste droite sur le fauteuil, mains sur les genoux. Si j’avais su j’aurais défoncé l’employé Véolia pour pouvoir avoir ma douche et pas me présenter dans mon état actuel devant le commissaire.
Qu’est-ce qu’il me veut, putain ?

« Le lieutenant-colonel Köstinger vous a-t-il mit au courant de ce que vous avez récupéré ?
– Oui, monsieur le commissaire.
– Le sacrifice des quatre braves hommes qui vous accompagnaient n’a pas été en vain. Les centaines de millions d’Européens que nous protégeons pourront à nouveau dormir tranquille un soir de plus. Car c’est pour cela que l’EuroIntFor a été créé, n’est-ce pas ? Pour offrir chaque nuit de la tranquillité et de l’apaisement à nos concitoyens que nous avons juré de défendre ?
– Je suppose, monsieur le commissaire. »

Je vous jure qu’il sourit trop, c’est terrifiant. Il me plante son regard directement dans le mien. Il essaye de lire à travers moi – ça marche moyennement, parce que mes yeux ne sont pas le reflet de mon âme. Ils sont juste liés à un tas de circuits et de câbles.

« Vous avez un dossier très, très intéressant, Agent Luciole. Votre vie avant votre accident était assez… Chaotique. Vous parlez encore à votre famille ?
– Non, et c’est pour ça qu’on m’a recruté, monsieur le commissaire. »

J’ai dis cette phrase extrêmement froidement. Mais mon cynisme n’a pas l’air de le déphaser.

« Brillantes études. Vous auriez pu faire une fortune dans le secteur privé. Pourquoi avoir accepté un poste à la DGSI, ce n’était pas trop réducteur ?
– Il n’y a pas que l’argent ou la carrière dans la vie, monsieur le commissaire.
– Évidemment. Mais d’après nombre de vos collègues, ce n’est pas tellement le patriotisme qui vous motive. Vous êtes une femme… Cynique, qui remet beaucoup de choses en cause.
– Vous avez parlé à qui pour proclamer ce genre de choses, monsieur le commissaire ? »

Là j’ai dû résister à l’envie de cracher un peu plus de fiel. Et vous savez ce qu’il fait, cet enculé de politicard ?
Il ricane. Un tout petit pouffement du fond de ses narines, imperceptible, mais que je ressens très très fort.

« Votre section, le SSNT, reçoit des fonds assez formidables… Vous savez que vous incarnez le futur des services de renseignement ? Les espions, tout ça, c’est bien, mais l’informatique est la structure, l’alpha et l’omega de nos sociétés actuelles… Nos satellites, nos bases militaires, nos centrales électriques, tout notre système social ou hospitalier repose uniquement sur le numérique.
Savez-vous que d’ici 2100, l’Observatoire Mondial de Pékin considère que plus de 81 % des habitants des États du Pacte de Hambantota auront au moins un implant cybernétique dans leur corps ? C’est un secteur en immense augmentation.

– J’ai entendu ça à la télé, monsieur le commissaire. »

Il m’apprend rien ce crétin. Pourquoi se lancer dans un pamphlet ? J’aime pas quand les gens parlent pour parler, qu’ils aillent où ils veulent en venir directement.

« Je n’irai pas par quatre chemins, agent Luciole. »

Dieu-non-existant merci.

« Je souhaite créer une… Une Tasque Foarceuh, tente-t-il de dire « Task Force » en anglais, un groupe de pilotage, il faut avouer que c’est tout de suite moins classe en français, qui regrouperait des agents qui… Disons… Comme vous, disposent d’implants cybernétiques plus poussés et mieux établis que la moyenne de nos forces armées et nos unités de renseignement en Europe.
En clair, je souhaite faire renaître l’Initiative Léda. »


Je ferme les yeux. Je soupire assez pour vider tout l’air de mes poumons – mais pas celui de ma réserve d’oxygène personnelle. Je passe mes mains dans mes cheveux, et regarde Bruxelles à ma droite.

« Putain… Je savais que ce jour arriverait. »


Le commissaire a un sourire pincé. La porte s’ouvre. Bruno, le connard, entre à l’intérieur avec un café qu’il me pose sous le nez, avant de s’éloigner et d’à nouveau fermer la porte.

« Nous avons commis des impairs, lors du projet Léda, il est vrai…
– Des impairs ?
– Des erreurs.
– La moitié des sujets qui deviennent tarés et qui rejoignent des groupes terroristes ou se suicident, c’est un impair ?!
– Du calme, agent Luciole… Je sais ce qui s’est passé. J’ai lu les dossiers, les notes, les témoignages – y comprit le votre. Je ne me voile pas la face. Je sais que Léda a été… A fait des choses gravissimes. Mais il nous faut voir le futur. Nous sommes en guerre, agent, l’Européen moyen n’en a pas l’impression, mais c’est la vérité. Nous devons conserver notre longueur d’avance sur le reste du monde. Il en va de la survie de nos Nations.
– En quoi ça me concerne ? Je savais qu’un jour vous recommenceriez à faire vos expériences à la con, j’ai pas envie de le savoir.
– Parce que j’ai besoin d’un responsable pour diriger les futurs élèves, et que j’ai le choix entre vous et Épervier. »

Je peux pas m’empêcher de rire : un putain de rire nerveux.

« C’est parce qu’on est les deux sujets Français du projet ?
– Parce que vous êtes les plus expérimentés. »

Mon cul, oui. Tu parles d’une Europe unifiée, quand il y a du favoritisme à la con comme ça. Expérimentée ? En quoi je serais expérimentée pour les horreurs de l’Initiative Léda ?

« Eh bien, Épervier ferait un magnifique responsable de service, monsieur le commissaire.
– À vrai dire, je songeais plutôt à vous… Pour ça que je voulais vous rencontrer. »

Je foudroie ce fils de chienne du regard. Au moins, son sourire de mauviette a disparu, c’est déjà ça.

« Cela ne m’intéresse pas. J’ai demandé à être transférée à Split.
– Oui, je sais. Vous avez demandé un poste de consultante dans la douane Européenne. L’année dernière, vous aviez demandé un poste de consultante en sécurité des systèmes informatiques à Barcelone.
J’ai l’honneur de vous apprendre que ces deux affectations ont été refusées par moi-même. »


Très bien. Là, il a eut de la chance que je me sois pas levée directe pour soulever son petit corps maladif pour le plaquer contre le mur. Admettons. Je grince juste des dents, le regarde un peu de côté, contrôle ma respiration, et reprend, d’un ton sec :

« Puis-je… Savoir pourquoi, monsieur, le, commissaire ?
– Car ce serait un atroce gâchis. Peu importe ce que vous pensiez du projet Léda, il a fait ce que vous êtes aujourd’hui, Luciole. Vous coûtez plus cher que trente chars d’assauts Cluzeau. Vous disposez, en vous, de programmes informatiques si sensibles et évolués qu’ils pourraient mettre à mal l’Europe si vous étiez capturée. Nous n’allons pas vous gaspiller en vous filant une place que n’importe quel flic avec dix ans d’expérience peut remplir.
– Je suis fatiguée, monsieur le commissaire. Je veux partir.
– Mais pourquoi ? Pour quoi faire ? Vous n’avez plus de famille qui tienne à vous. Vous ne pouvez pas porter d’enfants, alors vous ne pouvez pas accomplir la destinée biologique que le Seigneur a souhaité pour vous. Vous ne pouvez pas vieillir car nous régénérons vos cellules, alors vous ne sentez pas le besoin de partir en retraite.
Vous vivez pour ça, Luciole. Le terrain, la guerre, les intrigues. Vous ne pouvez pas simplement claquer la porte et ne plus jamais revenir.

– Je regrette d’avoir rejoins le programme, monsieur le commissaire.
– Vous auriez préféré crever à quarante ans en devenant un légume, de la maladie de Steinert ? On vous a sauvé, Luciole. On a récupéré votre carcasse défaillante et on a fait de vous une sur-humaine. Et c’est ainsi que vous remerciez la Mère Europe qui vous a guérit et soigné ? »

Je me lève et me dirige vers la porte.

« Très bien ! Je ne voulais pas utiliser cet argument, mais vous ne me laissez pas le choix !
Qu’est-ce que vous donneriez pour à nouveau être avec Lycaon ? »


Je me fige alors que j’allais sortir. Je prend un moment pour véritablement comprendre ce qu’il vient juste de dire. Puis je me recule, me retourne, et, comme un zombie, je retourne à nouveau vers la table.

« Son trouble est neurologique, rien à voir avec sa carcasse.
– La machine que vous avez volé aux Japonais, ça contrôle les dispositifs neuraux.
Dites-moi, est-ce que vous croyez à l’âme humaine ?

– C’est bon, fermez-la, j’ai vu Blade Runner et Ghost in the Shell comme tout le monde.
– Si vous reformez l’Initiative, je peux vous jurer que nous pouvons reconstruire Lycaon. Le sortir de son coma. Je vous le jure devant le Christ tout puissant – je sais que ça n’a aucune importance pour vous, mais vous pouvez croire en ma foi. »

J’expire, en regardant mes pieds, béate.

« Je souhaite regrouper les enfants de Léda, pour commencer.
Vous savez comment contacter Gecko, non ?

– Il ne veut plus rien à voir à faire avec l’Europe.
– Vous saurez le convaincre, je le sais. Vous connaissez vos frères et vos sœurs mieux que quiconque.
Épervier et Auroch sont occupés à chasser des fantômes au Pakistan avec l’armée – eux aussi c’est un gâchis de talent. Je vais les faire venir et les ramener en Allemagne. Quiscale ne devrait pas être dur à convaincre, si vous revenez, il reviendra. Quant aux autres…

– Si vous faites revivre Léda, je ne serai pas la complice des atrocités qui ont été commises. On repart sur des bases saines. On ne commettra pas les mêmes erreurs que dans le passé.
– Vous avez ma parole, Luciole.
– Je recontacterai Gecko. Mais vous avez pas intérêt à vous foutre de moi, monsieur le commissaire. »
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